Après Émile Loubet (1899-1906) et son prédécesseur François Hollande, Emmanuel Macron est seulement le troisième président de la République en exercice à se déplacer rue Cadet, à Paris, au siège du Grand Orient ; pour marquer le 250e anniversaire de la première obédience maçonnique de France et manifester la "reconnaissance de la République" à son égard, selon l’Élysée.
Si les visites de ministres ou de présidents de chambre parlementaire ne sont pas rares, les visites présidentielles ne sont donc pas habituelles. Pourtant, il ne faut rien y voir d'exceptionnel pour Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d'histoire moderne à l'Université Côte d'Azur et auteur de nombreux ouvrages sur la franc-maçonnerie. Selon l'universitaire, la venue de Macron s'inscrit surtout dans une démarche certes politique, mais surtout mémorielle.
Quelle réalité recouvre l'appellation "Grand Orient de France", la franc-maçonnerie a-t-elle des relations avec le pouvoir aussi étroites qu’on le lui impute, quelles causes défend-elle encore ?
Elle est parfois prise, à tort, pour une société secrète très ancienne… Pouvez revenir sur les origines de la franc-maçonnerie ?
Elle arrive en France au début du XVIIIe siècle. Le reste tient du mythe, mais de cela on est sûr puisqu'on dispose d'archives. En effet, comme toute nouveauté, cette société secrète fait peur sous l'Ancien régime, donc il y a des descentes de police dans les années 1720-1730-1740, avec des saisies de documents.
La franc-maçonnerie vient des îles britanniques, et on pense à ce moment-là qu'il s'agit d'une mode anglaise parmi d'autres, et qu'elle ne va pas durer. Mais c'est tout le contraire qui se passe. Elle connaît un essor considérable, non seulement en France mais dans toute l'Europe des Lumières, et ce malgré les nombreuses guerres.
Derrière la franc-maçonnerie, il y a la dimension de l'architecture, de la géométrie, qui fascinent les hommes du XVIIIᵉ siècle - je dis "les hommes" parce que les femmes sont très, très minoritaires.
Mais en réalité, ils le font en amateurs : ce ne sont pas des ouvriers du bâtiment, ce sont des gens qui appartiennent aux strates supérieures de la société et qui veulent revisiter, avec un projet philosophique, culturel, artistique, toutes les grandes réalisations de l'Antiquité, mais aussi leur donner un sens en phase avec l'époque.
Pour eux, le projet maçonnique, c'est permettre à des hommes qui seraient restés sans cela "à distance", c'est l'expression qu'ils utilisent, de se découvrir comme "frères". Ils peuvent être catholiques, protestants - car au départ la franc-maçonnerie s'inscrit vraiment dans un monde chrétien, ce qui ne sera plus le cas ensuite -, ils peuvent se reconnaître et dialoguer entre eux. Pour une Europe fortement marquée par les conflits religieux, c'est vraiment quelque chose de nouveau.
Et pour ce qui est du Grand Orient de France, en particulier ?
Le Grand Orient a une prédécésseure : la Grande Loge de France. Une "loge" est un atelier, donc une réunion de deux maçons, soit avec un temple bien identifié, soit chez l'un, chez l'autre… Il n'existe pas de vision administrative de la franc-maçonnerie à cette époque, comme cela a pu apparaître par la suite. C'est assez souple au départ. Quand il y a un groupe de loges, on appelle cela une "grande loge".
La Grande Loge de France (ou de Paris) devient le Grand Orient de France en 1771, en fait deux ans avant l'anniversaire célébré cette année. Mais celui destiné à être le grand maître de l'obédience, le duc de Chartres, futur duc d'Orléans, est condamné à un exil de deux ans suite à des intrigues dans la famille royale. Ce qui explique que l'inauguration du Grand Orient soit repoussée à 1773. On dit "Grand Orient", "Grande Loge du Grand Orient". C'est une fédération de loges.
Il y a toute une réflexion au XVIIIᵉ siècle, à la fois sur la lumière et sur les lumières ; et la lumière vient de l'Orient. Les francs-maçons travaillent symboliquement entre midi et minuit et de ce fait, ils se tournent vers la lumière. Symboliquement, ils ont donc choisi l'Orient, comme d'autres références connues : l'équerre, le compas, etc. Dans une loge, celui qui préside, qu'on appelle "le vénérable", siège à l'Orient.
Quelles ont été les grandes étapes, les grandes évolutions du Grand Orient de France et de la franc-maçonnerie ?
Le premier grand tournant a lieu à la Révolution française. On croit souvent que les francs-maçons ont voulu la Révolution mais pas du tout : ils sont souvent très légalistes. On pense toujours à Philippe Égalité, le grand maître du Grand Orient qui vote la mort de son cousin Louis XVI.
Mais la plupart des francs-maçons sont jeunes, comme les révolutionnaires de 1789 ; ils ont grandi à la fin de l'Ancien Régime. Comme pour le reste de la société, la Révolution leur tombe un peu dessus, ils sont déstabilisés par la situation. Il y a ceux qui s'engagent dans la Révolution, il y a ceux qui partent en émigration, ceux qui se mettent en retrait en attendant de voir comment ça va tourner... La franc-maçonnerie reflète tout le spectre des opinions de cette époque-là .
Mais après la Révolution, il y a une sorte de relecture à posteriori de ce qu'était la franc-maçonnerie au siècle des Lumières. Si on appartient à une famille noble, on va se dire qu'on a eu des attitudes coupables, qu'on a trop accepté les idées nouvelles ; donc on fait disparaître des archives familiales ou des engagements familiaux le souvenir d'avoir été franc-maçon.
Au lendemain de la Révolution, et notamment de la Restauration des Bourbons, la franc-maçonnerie qui comptait vraiment la sociabilité huppée, mondaine, qui avait très bonne réputation au XVIIIᵉ siècle, devient quelque chose de sulfureux. La plupart des francs-maçons modérés se mettent en retrait.
Les effectifs diminuent, ceux qui restent sont des convaincus qui ont des positions beaucoup plus radicales, beaucoup plus politisées qu'au XVIIIᵉ siècle. Il va devenir très difficile d'avoir une sorte de consensus modéré comme c'était le cas avant ; ne serait ce que parce que l'Église catholique, qui se reconstruit après la Révolution, est une Église de combat, ultra conservatrice, très hostile aux Lumières, à tout ce qui est ouverture sociale. Elle fait de la franc-maçonnerie une de ses cibles privilégiées, alors qu'au XVIIIᵉ siècle même des abbés étaient vénérables de loges.
Elle reconstruit de toutes pièces une image de la franc-maçonnerie qui serait proche des protestants, par la suite proche des Juifs... progressivement on va vers le complot judéo-maçonnique. À la fin du XIXᵉ siècle, elle parlera de la "synagogue de Satan".
Au cours du XIXᵉ siècle, la franc-maçonnerie entre en politique pour transformer la société, développer l'éducation pour tous... Elle réfléchit à la place des femmes dans la société. Bien évidemment, ses effectifs fondent parce que plus elle est engagée, plus les gens lui reprochent d'aller trop loin.
Cette franc maçonnerie-là , très active à la fin du XIXᵉ siècle, veut une laïcité militante. Dans la France de la IIIe République, elle est associée de très près au pouvoir parce que la plupart de ses députés, radicaux ou autres, viennent de ses rangs.
Alors qu'elle est à l'acmé de son pouvoir politique, arrive le régime de Vichy, qui la dissout...
Je n'aime pas trop l'expression mais on parle d'"Église de la République" pour la franc-maçonnerie de la IIIe République, comme si c'était une sorte d'Église laïque, ce qui est absolument impossible à accepter pour la France de Vichy.
En 1940, quand Vichy enterre la IIIe République et donne naissance à l'État français, une de ses premières décisions est d'enterrer la franc-maçonnerie. Quand le maréchal Pétain choisit de créer un organisme chargé de lutter contre les sociétés secrètes, il ne confie pas la tâche à un policier ou à un haut-fonctionnaire...
Pas du tout ! Il va choisir un spécialiste du XVIIIᵉ siècle qui s'appelle Bernard Faÿe en lui disant : "Il faut aller chercher dans les archives des francs-maçons les causes de l'effondrement de la France en 1940 face à l'Allemagne nazie." La Révolution de Vichy se construit sur la diabolisation de la Révolution de 1789. La troisième République, c'était "Liberté, égalité, fraternité", ça sera "Travail, famille, patrie", etc. Et d'ailleurs, dans les affiches de Vichy, on voit la France de la "révolution nationale", c'est le terme employé par Vichy, comme l'antithèse de la révolution de 1789.
Cela a des conséquences tout à fait directes : on fait des listes des francs-maçons vivants, on les chasse de la fonction publique, on en déporte certains, on pille leurs archives, et ce que Vichy ne prend pas, les nazis le volent.
Après la Seconde Guerre mondiale, la franc-maçonnerie renaît mais ses liens avec la politique et le pouvoir se distendent. Pourquoi ?
Pour une raison très simple : la franc-maçonnerie s'est largement émiettée. Cela ne veut pas dire qu'il y a moins de monde, mais il y a "beaucoup de tout". Aujourd'hui, il existe de très nombreuses obédiences. Il y en a de beaucoup plus traditionalistes que le Grand Orient de France : la Grande Loge nationale française, par exemple.
Le Grand Orient a été considéré comme à gauche de l'échiquier politique pendant longtemps, mais cela ne veut plus dire grand chose. Prenez l'une des grandes figures récentes et médiatiques du Grand Orient de France, Alain Bauer : aujourd'hui, vous aurez du mal à le situer sur le spectre politique. Il a été conseiller aussi bien de Nicolas Sarkozy que d'autres. Les francs-maçons se distribuent sur l'ensemble du spectre politique.
Le Grand Orient est encore un lieu d'échange : il y a chaque année des questions sociétales sur lesquelles les loges réfléchissent. La contraception, l'IVG, sont des questions qui ont été discutées en loge pendant longtemps et qui ont pu donner lieu à des travaux législatifs. C'était ça le canal de d'influence. C'était une sorte de laboratoire de la République et des transformations sociales mais c'est un ressort qui marche moins aujourd'hui. La franc-maçonnerie se consacre davantage à la "défense"; de la laïcité, de la République, etc.
Pourtant il y a toujours beaucoup de fantasmes et de théories complotistes circulant au sujet de la franc-maçonnerie. Par exemple, le discours d'investiture d'Emmanuel Macron en 2017, devant la pyramide du Louvre, avait donné lieu à beaucoup de spéculations, la pyramide étant un symbole maçonnique. La question des rites initiatiques fascine également...
Comme toujours, on ne prête qu'aux puissants. En 2001, deux journalistes, Ghislaine Ottenheimer et Renaud Lecadre, avaient fait paraître un livre au titre un peu racoleur, qui avait eu beaucoup de succès : Les Frères invisibles. Dedans, ils prétendaient que Jacques Chirac avait été reçu par une loge particulièrement influente et secrète qui s'appelait "Alpina". En fait Alpina est la Grande Loge de Suisse. Elle a pignon sur rue comme la Grande Loge d'Angleterre, elle n'a rien de secret et Jacques Chirac n'en a jamais fait partie. Ces spéculations sont très fréquentes et vivent sur le souvenir de l'époque où la franc-maçonnerie était un lieu de puissance.
Déjà au XVIIIᵉ siècle, il y a plein livres qui ont des titres comme "Le secret des francs-maçons dévoilés", etc. C'est un effet de librairie. Mais de fait, il suffit de consulter des livres ou d'aller sur internet pour connaître tous les détails d'un rituel maçonnique.
Mais comme dans toute forme de sociabilité initiatique, il s'agit d'un lien d'initiation partagé, et les francs-maçons diraient que, quel que soit ce qui est révélé, dès lors qu'on ne le vit pas de l'intérieur, le sens profond échappe. Il y a énormément de rituels qui se sont créés depuis le XVIIIᵉ siècle.
Certains sont vraiment totalement dépouillés de toute valeur religieuse, et d'autres pas du tout.
Il y a une franc-maçonnerie chrétienne, d'inspiration templière par exemple, qui date du XVIIIᵉ siècle et qui est encore très présente aujourd'hui. Il y en a une autre qui est vraiment purement symbolique. Et le Grand Orient lui, fait une sorte de synthèse avec une dimension symbolique, et une autre très sociétale.
S www.radiofrance.fr/franceculture
Si les visites de ministres ou de présidents de chambre parlementaire ne sont pas rares, les visites présidentielles ne sont donc pas habituelles. Pourtant, il ne faut rien y voir d'exceptionnel pour Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d'histoire moderne à l'Université Côte d'Azur et auteur de nombreux ouvrages sur la franc-maçonnerie. Selon l'universitaire, la venue de Macron s'inscrit surtout dans une démarche certes politique, mais surtout mémorielle.
Quelle réalité recouvre l'appellation "Grand Orient de France", la franc-maçonnerie a-t-elle des relations avec le pouvoir aussi étroites qu’on le lui impute, quelles causes défend-elle encore ?
Elle est parfois prise, à tort, pour une société secrète très ancienne… Pouvez revenir sur les origines de la franc-maçonnerie ?
Elle arrive en France au début du XVIIIe siècle. Le reste tient du mythe, mais de cela on est sûr puisqu'on dispose d'archives. En effet, comme toute nouveauté, cette société secrète fait peur sous l'Ancien régime, donc il y a des descentes de police dans les années 1720-1730-1740, avec des saisies de documents.
La franc-maçonnerie vient des îles britanniques, et on pense à ce moment-là qu'il s'agit d'une mode anglaise parmi d'autres, et qu'elle ne va pas durer. Mais c'est tout le contraire qui se passe. Elle connaît un essor considérable, non seulement en France mais dans toute l'Europe des Lumières, et ce malgré les nombreuses guerres.
Derrière la franc-maçonnerie, il y a la dimension de l'architecture, de la géométrie, qui fascinent les hommes du XVIIIᵉ siècle - je dis "les hommes" parce que les femmes sont très, très minoritaires.
Mais en réalité, ils le font en amateurs : ce ne sont pas des ouvriers du bâtiment, ce sont des gens qui appartiennent aux strates supérieures de la société et qui veulent revisiter, avec un projet philosophique, culturel, artistique, toutes les grandes réalisations de l'Antiquité, mais aussi leur donner un sens en phase avec l'époque.
Pour eux, le projet maçonnique, c'est permettre à des hommes qui seraient restés sans cela "à distance", c'est l'expression qu'ils utilisent, de se découvrir comme "frères". Ils peuvent être catholiques, protestants - car au départ la franc-maçonnerie s'inscrit vraiment dans un monde chrétien, ce qui ne sera plus le cas ensuite -, ils peuvent se reconnaître et dialoguer entre eux. Pour une Europe fortement marquée par les conflits religieux, c'est vraiment quelque chose de nouveau.
Et pour ce qui est du Grand Orient de France, en particulier ?
Le Grand Orient a une prédécésseure : la Grande Loge de France. Une "loge" est un atelier, donc une réunion de deux maçons, soit avec un temple bien identifié, soit chez l'un, chez l'autre… Il n'existe pas de vision administrative de la franc-maçonnerie à cette époque, comme cela a pu apparaître par la suite. C'est assez souple au départ. Quand il y a un groupe de loges, on appelle cela une "grande loge".
La Grande Loge de France (ou de Paris) devient le Grand Orient de France en 1771, en fait deux ans avant l'anniversaire célébré cette année. Mais celui destiné à être le grand maître de l'obédience, le duc de Chartres, futur duc d'Orléans, est condamné à un exil de deux ans suite à des intrigues dans la famille royale. Ce qui explique que l'inauguration du Grand Orient soit repoussée à 1773. On dit "Grand Orient", "Grande Loge du Grand Orient". C'est une fédération de loges.
Il y a toute une réflexion au XVIIIᵉ siècle, à la fois sur la lumière et sur les lumières ; et la lumière vient de l'Orient. Les francs-maçons travaillent symboliquement entre midi et minuit et de ce fait, ils se tournent vers la lumière. Symboliquement, ils ont donc choisi l'Orient, comme d'autres références connues : l'équerre, le compas, etc. Dans une loge, celui qui préside, qu'on appelle "le vénérable", siège à l'Orient.
Quelles ont été les grandes étapes, les grandes évolutions du Grand Orient de France et de la franc-maçonnerie ?
Le premier grand tournant a lieu à la Révolution française. On croit souvent que les francs-maçons ont voulu la Révolution mais pas du tout : ils sont souvent très légalistes. On pense toujours à Philippe Égalité, le grand maître du Grand Orient qui vote la mort de son cousin Louis XVI.
Mais la plupart des francs-maçons sont jeunes, comme les révolutionnaires de 1789 ; ils ont grandi à la fin de l'Ancien Régime. Comme pour le reste de la société, la Révolution leur tombe un peu dessus, ils sont déstabilisés par la situation. Il y a ceux qui s'engagent dans la Révolution, il y a ceux qui partent en émigration, ceux qui se mettent en retrait en attendant de voir comment ça va tourner... La franc-maçonnerie reflète tout le spectre des opinions de cette époque-là .
Mais après la Révolution, il y a une sorte de relecture à posteriori de ce qu'était la franc-maçonnerie au siècle des Lumières. Si on appartient à une famille noble, on va se dire qu'on a eu des attitudes coupables, qu'on a trop accepté les idées nouvelles ; donc on fait disparaître des archives familiales ou des engagements familiaux le souvenir d'avoir été franc-maçon.
Au lendemain de la Révolution, et notamment de la Restauration des Bourbons, la franc-maçonnerie qui comptait vraiment la sociabilité huppée, mondaine, qui avait très bonne réputation au XVIIIᵉ siècle, devient quelque chose de sulfureux. La plupart des francs-maçons modérés se mettent en retrait.
Les effectifs diminuent, ceux qui restent sont des convaincus qui ont des positions beaucoup plus radicales, beaucoup plus politisées qu'au XVIIIᵉ siècle. Il va devenir très difficile d'avoir une sorte de consensus modéré comme c'était le cas avant ; ne serait ce que parce que l'Église catholique, qui se reconstruit après la Révolution, est une Église de combat, ultra conservatrice, très hostile aux Lumières, à tout ce qui est ouverture sociale. Elle fait de la franc-maçonnerie une de ses cibles privilégiées, alors qu'au XVIIIᵉ siècle même des abbés étaient vénérables de loges.
Elle reconstruit de toutes pièces une image de la franc-maçonnerie qui serait proche des protestants, par la suite proche des Juifs... progressivement on va vers le complot judéo-maçonnique. À la fin du XIXᵉ siècle, elle parlera de la "synagogue de Satan".
Au cours du XIXᵉ siècle, la franc-maçonnerie entre en politique pour transformer la société, développer l'éducation pour tous... Elle réfléchit à la place des femmes dans la société. Bien évidemment, ses effectifs fondent parce que plus elle est engagée, plus les gens lui reprochent d'aller trop loin.
Cette franc maçonnerie-là , très active à la fin du XIXᵉ siècle, veut une laïcité militante. Dans la France de la IIIe République, elle est associée de très près au pouvoir parce que la plupart de ses députés, radicaux ou autres, viennent de ses rangs.
Alors qu'elle est à l'acmé de son pouvoir politique, arrive le régime de Vichy, qui la dissout...
Je n'aime pas trop l'expression mais on parle d'"Église de la République" pour la franc-maçonnerie de la IIIe République, comme si c'était une sorte d'Église laïque, ce qui est absolument impossible à accepter pour la France de Vichy.
En 1940, quand Vichy enterre la IIIe République et donne naissance à l'État français, une de ses premières décisions est d'enterrer la franc-maçonnerie. Quand le maréchal Pétain choisit de créer un organisme chargé de lutter contre les sociétés secrètes, il ne confie pas la tâche à un policier ou à un haut-fonctionnaire...
Pas du tout ! Il va choisir un spécialiste du XVIIIᵉ siècle qui s'appelle Bernard Faÿe en lui disant : "Il faut aller chercher dans les archives des francs-maçons les causes de l'effondrement de la France en 1940 face à l'Allemagne nazie." La Révolution de Vichy se construit sur la diabolisation de la Révolution de 1789. La troisième République, c'était "Liberté, égalité, fraternité", ça sera "Travail, famille, patrie", etc. Et d'ailleurs, dans les affiches de Vichy, on voit la France de la "révolution nationale", c'est le terme employé par Vichy, comme l'antithèse de la révolution de 1789.
Cela a des conséquences tout à fait directes : on fait des listes des francs-maçons vivants, on les chasse de la fonction publique, on en déporte certains, on pille leurs archives, et ce que Vichy ne prend pas, les nazis le volent.
Après la Seconde Guerre mondiale, la franc-maçonnerie renaît mais ses liens avec la politique et le pouvoir se distendent. Pourquoi ?
Pour une raison très simple : la franc-maçonnerie s'est largement émiettée. Cela ne veut pas dire qu'il y a moins de monde, mais il y a "beaucoup de tout". Aujourd'hui, il existe de très nombreuses obédiences. Il y en a de beaucoup plus traditionalistes que le Grand Orient de France : la Grande Loge nationale française, par exemple.
Le Grand Orient a été considéré comme à gauche de l'échiquier politique pendant longtemps, mais cela ne veut plus dire grand chose. Prenez l'une des grandes figures récentes et médiatiques du Grand Orient de France, Alain Bauer : aujourd'hui, vous aurez du mal à le situer sur le spectre politique. Il a été conseiller aussi bien de Nicolas Sarkozy que d'autres. Les francs-maçons se distribuent sur l'ensemble du spectre politique.
Le Grand Orient est encore un lieu d'échange : il y a chaque année des questions sociétales sur lesquelles les loges réfléchissent. La contraception, l'IVG, sont des questions qui ont été discutées en loge pendant longtemps et qui ont pu donner lieu à des travaux législatifs. C'était ça le canal de d'influence. C'était une sorte de laboratoire de la République et des transformations sociales mais c'est un ressort qui marche moins aujourd'hui. La franc-maçonnerie se consacre davantage à la "défense"; de la laïcité, de la République, etc.
Pourtant il y a toujours beaucoup de fantasmes et de théories complotistes circulant au sujet de la franc-maçonnerie. Par exemple, le discours d'investiture d'Emmanuel Macron en 2017, devant la pyramide du Louvre, avait donné lieu à beaucoup de spéculations, la pyramide étant un symbole maçonnique. La question des rites initiatiques fascine également...
Comme toujours, on ne prête qu'aux puissants. En 2001, deux journalistes, Ghislaine Ottenheimer et Renaud Lecadre, avaient fait paraître un livre au titre un peu racoleur, qui avait eu beaucoup de succès : Les Frères invisibles. Dedans, ils prétendaient que Jacques Chirac avait été reçu par une loge particulièrement influente et secrète qui s'appelait "Alpina". En fait Alpina est la Grande Loge de Suisse. Elle a pignon sur rue comme la Grande Loge d'Angleterre, elle n'a rien de secret et Jacques Chirac n'en a jamais fait partie. Ces spéculations sont très fréquentes et vivent sur le souvenir de l'époque où la franc-maçonnerie était un lieu de puissance.
Déjà au XVIIIᵉ siècle, il y a plein livres qui ont des titres comme "Le secret des francs-maçons dévoilés", etc. C'est un effet de librairie. Mais de fait, il suffit de consulter des livres ou d'aller sur internet pour connaître tous les détails d'un rituel maçonnique.
Mais comme dans toute forme de sociabilité initiatique, il s'agit d'un lien d'initiation partagé, et les francs-maçons diraient que, quel que soit ce qui est révélé, dès lors qu'on ne le vit pas de l'intérieur, le sens profond échappe. Il y a énormément de rituels qui se sont créés depuis le XVIIIᵉ siècle.
Certains sont vraiment totalement dépouillés de toute valeur religieuse, et d'autres pas du tout.
Il y a une franc-maçonnerie chrétienne, d'inspiration templière par exemple, qui date du XVIIIᵉ siècle et qui est encore très présente aujourd'hui. Il y en a une autre qui est vraiment purement symbolique. Et le Grand Orient lui, fait une sorte de synthèse avec une dimension symbolique, et une autre très sociétale.
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