Aujourd’hui la magistrature est sur la rampe de l’actualité et la question de son indépendance constitue, à n’en point douter, une question centrale au niveau du secteur de la Justice. Ce qui exige d’engager une profonde réflexion devant impliquer tous les acteurs du secteur, et au-delà, le peuple sénégalais, dans toutes ses composantes. Cette situation fortement confuse découle, essentiellement, des incursions intempestives, dans le secteur, de tous les pouvoirs politique qui se sont succédé, à des intensités et degrés divers. Le pouvoir politique a toujours manifesté une défiance vis-à-vis du principe constitutionnel d’indépendance du pouvoir judiciaire. Ici et maintenant, l’exemple le plus achevé est l’attitude de défiance du Ministre Moustapha DIOP face à la Cour des Comptes. En effet, la Cour des Comptes, dans son programme de contrôle de l’année 2016, avait inscrit l’audit du Fonds de l’entreprenariat féminin qui est sous la tutelle de Monsieur Moustapha DIOP, Ministre délégué auprès du Ministre de la Femme, de la Famille et de l’Enfance, chargé de la Micro-finance et de l’Economie solidaire. Monsieur Moustapha DIOP était également le gestionnaire de ce Fonds antérieurement à son entrée dans le Gouvernement. Monsieur Moustapha DIOP, dans une arrogance légendaire, sans cette moindre délicatesse qu’appelle la fonction ministérielle, s’est opposé aux magistrats et vérificateurs de la Cour des Comptes et a déclaré, urbi et orbi, que ce contrôle n’aurait pas lieu. Une telle posture, au-delà du fait qu’elle rame à contre-courant des valeurs républicaines, manque foncièrement de classe et d’élégance et rappelle celle des chiffonniers. Ce que ne mérite ni notre République, ni notre démocratie multiséculaires et modèles à travers le monde. Malgré tout, tout se passe comme si la situation actuelle donne raison à Monsieur le ministre. En effet, jusqu’à ce jour, le contrôle du Fonds n’a pu être effectué et tout laisse croire qu’il ne le sera pas, du moins pour les gestions visées qui le concernent personnellement. Dans une République qui se respecte, la première chose aurait été de le démettre de ses fonctions de Ministre. En plus, s’il existait une seule once d’indépendance du pouvoir judiciaire, le contrôle de la Cour allait se faire et en plus, Monsieur DIOP serait traduit devant les tribunaux répressifs pour entrave au travail de la Justice. Tout laisse croire qu’au lieu d’être sanctionné, Monsieur le Ministre aurait même pris des galons si l’on se réfère aux félicitations publiques de sa hiérarchie. Cette tragédie est à l’antipode d’une Justice indépendante. Revenons à la question de l’indépendance de la magistrature. Celle-ci est posée en principe par la Constitution. Et ceci n’est pas nouveau au Sénégal. L’article 59 de la Constitution du 26 août 1960 précisait déjà au lendemain de l’indépendance du Sénégal et ceci dans le cadre d’un régime parlementaire que « la justice est une autorité indépendante de l’exécutif et du législatif ». La constitution de 1963 qui est un héritage de la Constitution française de la Vème République a reposé le même principe. Elle a cependant dépassé la France dans ce domaine. En effet, là où la France parle d’autorité judiciaire, le constituant sénégalais opte pour le pouvoir judiciaire. Les dispositions de l’article 80 de la Constitution du 17 mars 1963 stipulent que « le pouvoir judiciaire, indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire est exercé par la Cour suprême et les cours et tribunaux. Les juges ne sont soumis, dans l’exercice de leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi ; Les magistrats du siège sont inamovibles. Ils sont nommés après avis du Conseil supérieur de la magistrature ». On retrouve les mêmes principes dans les différentes constitutions du Sénégal. Dans ce domaine, il est généralement admis que les garanties essentielles de l’indépendance de la magistrature sont constituées par : - le principe de l’inamovibilité ; - l’existence d’un Conseil supérieur de la magistrature (CSM). LE PRINCIPE DE L’INAMOVIBILITE Ce principe subit le plus de pressions et est sujet aux violations les plus fréquentes et les plus flagrantes. En 2001, des magistrats ont eu à intenter un recours pour excès de pouvoir en vue de l’annulation de décrets de nomination pris par le Président de la République sur avis du CSM. (CE, 2e section arrêt n° 21/01 du 13 septembre 2001 : Mbacké FALL et Cheikh NDIAYE c/ Etat du Sénégal). Par cet arrêt devenu très célèbre parce que riche, fouillé et argumenté, le Conseil d’Etat a prononcé l’annulation des décrets de nomination en cause. Mais comme par enchantement et suite à une requête en rabat d’arrêt introduite par le garde des Sceaux, le Conseil d’Etat, siégeant en chambres réunies et par un argumentaire surprenant, superficiel, volant à rase mottes et déroutant réhabilite les décrets annulés (CE, Chambres réunies, arrêt n°02/2002 du 18 avril 2002 le Garde des Sceaux c/ Mbacké FALL et Cheikh NDIAYE). Actuellement, pour contourner la règle de l’inamovibilité, l’autorité politique utilise le procédé de l’intérim en violant les dispositions de la Constitution et de la loi. Aujourd’hui, près de la moitié des magistrats sont à des postes où ils ne sont pas titulaires. Ce qui les fragilise car les mettant dans une position où ils ne sauraient bénéficier de la protection du principe de l’inamovibilité. De la même façon, l’autorité politique utilise, à volonté, les nécessités de service pour passer outre l’inamovibilité des magistrats du siège. Sur cette question de l’inamovibilité, les magistrats devront être, par conséquent, très vigilants. Ils devront, individuellement et, aussi, à travers leur association, se mobiliser sur le plan juridique pour le strict respect du principe. En tout état de cause ils ne doivent plus accepter les affectations d’intérim ou de nécessités de service telles qu’elles sont mise en œuvre actuellement. Pour cela, ils devraient faire des recours en annulation devant la chambre administrative de la Cour suprême et soulever, le cas échéant, l’exception d’inconstitutionnalité afin d’emmener le Conseil constitutionnel à statuer sur la question. Pour cela, ils doivent mettre à profit les nouvelles dispositions du statut de la magistrature adopté en 2017. En effet, concernant les nécessités de service, l’article 6 de la loi organique n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut de la magistrature indiquent que « … Toutefois lorsque les nécessités de service l’exigent, les magistrats du siège peuvent être provisoirement déplacés par l’autorité de nomination, après avis conforme et motivé du conseil supérieur de la Magistrature (souligné par nous) spécifiant lesdites nécessités de service ainsi que la durée du déplacement. Cette durée ne peut en aucun cas excéder (souligné par nous) trois (03) ans». Pour ce qui concerne l’intérim, l’article 91 du statut de la magistrature est très précis : «Si le nombre de magistrats disponibles dans la juridiction ne permet pas de combler toutes les vacances d’emplois, le service peut être assuré par un intérimaire choisi parmi les magistrats des cours et tribunaux selon qu’ils soient du siège ou du parquet, par le Premier Président ou le Procureur général de la Cour d’Appel du ressort de ladite juridiction. L’intérim ne saurait dépasser une période de six (06) mois (souligné par nous)». En conséquence, les magistrats devront se mobiliser pour que les affectations par intérim ou par nécessités de service soient exceptionnelles et ne sauraient constituer la porte ouverte des violations du principe de l’inamovibilité. Au-delà de ces considérations, il serait nécessaire que le même principe soit appliqué aux magistrats du parquet. LE CONSEIL SUPERIEUR DE LA MAGISTRATURE (CSM) L’autre verrou de l’indépendance de la magistrature théoriquement constitué par l’existence d’un conseil supérieur de la magistrature (CSM) n’a pas pu lui aussi résister aux multiples agressions dont il est en permanence victime. Il faudrait reconnaître qu’il traîne comme un boulet accroché à ses chevilles une véritable tare congénitale. Sa composition constitue aujourd’hui son principal facteur de blocage et l’empêche de jouer valablement son rôle. Aujourd’hui, les magistrats n’y sont représentés que par 4 élus sur un total de 20 membres. A cause de tous ces facteurs, le CSM est devenu un organe de règlement de comptes et de sanction de magistrats réellement indépendants. Il est temps de mettre un terme à cette situation et de réformer de façon conséquente le CSM. Pour cela il est impérieux de revoir sa composition. Aussi, la présidence du CSM doit échapper au pouvoir exécutif. Même en France où il n’existe pas de pouvoir judiciaire mais plutôt une autorité judiciaire, le CSM, depuis la réforme sur la modernisation des institutions de 2008, n’est plus présidé par le Président de la République. Ce qui est tout à fait logique. En effet, de la même façon que le Président de la République ne puisse pas présider l’Assemblée nationale, il est, également, inacceptable qu’il préside aux destinées du CSM. La nomination des magistrats doit être une prérogative exclusive du CSM à travers ses délibérations. A défaut si le Président de la République doit procéder à la nomination des magistrats, qu’il agisse dans ce domaine sur avis conforme du CSM. En plus, le statut et la composition du CSM devront être revus. Les magistrats élus par leurs pairs au niveau de chaque grade devront être majoritaires au niveau du CSM. Dans cette perspective, trois sièges pourraient être réservés à des personnalités qualifiées désignées par le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et les organisations de la société civile. Concernant les nominations, elles devront se faire sur la base d’un système de normes régulièrement codifiées et concernant tous les postes. Ce qui permettra de procéder aux nominations des magistrats aux différents postes ouverts dans une totale transparence et sans aucun risque de conflits, et ceci à la suite d’un appel à candidature où tous les magistrats ayant rempli les critères préétablis pourront postuler. La pratique des consultations à domicile telles qu’elles se font maintenant devrait être bannie. La consultation à domicile est une procédure exceptionnelle qui ne peut être utilisée qu’en cas d’urgence dûment motivée. Elle ne saurait servir de prétexte pour contourner les réunions régulières du CSM. L’INDEPENDANCE DU PARQUET Il faudrait que l’on comprenne que le parquet ne juge pas c’est une partie au litige au même titre que l’avocat ; c’est pourquoi on l’appelle l’avocat de la société. Cependant il est nécessaire de préciser qu’il est plus qu’un avocat, c’est aussi le maître des poursuites. L’opportunité de leur déclenchement est de son ressort. Et à cause de cela, il est nécessaire pour une bonne administration de la justice, une réelle indépendance de la magistrature et une véritable séparation des pouvoirs, que le parquet soit indépendant du pouvoir exécutif, à l’instar des magistrats du siège. Cependant, il serait nécessaire de mettre en œuvre des mécanismes constitutionnels afin que leur pouvoir soit contrôlé et freiné afin d’éviter des dérapages. Aujourd’hui le parquet est régulièrement manipulé par le pouvoir politique, ce qui annihile toute possibilité d’indépendance de la magistrature aux yeux de l’opinion. Même si l’article 7 du statut de la magistrature précise «qu’à l’audience la parole est libre » consacrant le vieil adage «la parole est libre, la plume serve», à défaut de mesures de protection efficaces, les magistrats du parquet peuvent constituer des «marionnettes» au service exclusif du pouvoir exécutif. Les dispositions actuelles du statut contribuent à cette situation. En effet, l’article 7 précité stipule que «les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice… Ils peuvent être affectés sans avancement par l’autorité de nomination d’une juridiction à une autre s’ils en font la demande ou d’office, dans l’intérêt du service, après avis du Conseil supérieur de la Magistrature». Cependant cette indépendance du parquet ne saurait réduire celle des magistrats du siège. Et dans cette optique la révision de certaines dispositions du Code pénal et du Code de Procédure pénale doit être de mise. Il doit en être ainsi de l’article 139 du Code de Procédure pénale qui stipule que « sur les réquisitions dûment motivées du ministère public, le juge d’instruction est tenu de décerner mandat de dépôt contre toute personne inculpée de l’un des crimes ou délits prévus par les articles 56 à 100 et 255 du Code pénal… ». Dans ce cas de quelle indépendance peut se faire prévaloir le juge s’il est tenu par la loi de suivre les réquisitions de ses collègues du parquet qui obéissent au pouvoir exécutif ? En outre, l’existence ou non du ministère de la Justice doit être un thème central dans la réflexion à engager. En tout état de cause le ministère de la Justice tel qu’il fonctionne actuellement est à décrier. Il ne saurait être le cadre d’administration et de gestion des magistrats. Ce ministère doit être seulement chargé des relations avec le pouvoir judiciaire, à l’image du ministère chargé des relations avec les institutions. Le ministère de la Justice peut même être intégré à celui-ci pour l’emmener à jouer véritablement son rôle et à ne pas outrepasser ses prérogatives. L’AUTONOMIE BUDGETAIRE La Justice étant un pouvoir, il est absolument anormal qu’il continue de faire la cour au pouvoir exécutif pour obtenir les moyens nécessaires à son fonctionnement. À l’image de l’Assemblée Nationale, le pouvoir judiciaire doit aussi disposer d’une réelle autonomie budgétaire. Le budget de l’Etat (loi de finances) est préparé par les services du ministère de l’Economie et des Finances, les arbitrages faits par les autorités supérieures du pouvoir exécutif (Président de la République, Premier Ministre) et voté par l’Assemblée Nationale. Ce budget n’est pas celui du pouvoir exécutif, c’est le budget de l’Etat ; il est chargé du financement du fonctionnement de tous les pouvoirs. Pour l’Assemblée Nationale, une fois votée, les fonds sont mis à sa disposition. Elle doit les gérer librement dans le respect des règles de la comptabilité publique. En effet suivant les dispositions du Règlement intérieur « les crédits nécessaires au fonctionnement de l’Assemblée nationale sont déterminés par elle en relation avec le Ministre chargé des Finances et inscrits, par ordre, au budget de l’Etat. Les fonds correspondants sont mis à la disposition du trésorier de l’Assemblée nationale par le Ministre chargé des Finances, à la demande de l’ordonnateur ». Il est possible d’avoir le même schéma au profit du pouvoir judiciaire. Les magistrats n’auront pas à gérer directement les crédits. Des fonctionnaires (ordonnateurs et comptables) seront mis à disposition et travailleront sous leur direction et contrôle. Ce schéma ne saurait servir de couverture pour échapper à la reddition des comptes. Cette dernière est une nécessité ici et ailleurs. Ces questions abordées doivent constituer le socle de la lutte de l’Union des Magistrats sénégalais (UMS). Aujourd’hui l’UMS doit se faire davantage entendre sur les questions liées à l’indépendance de la magistrature, à la lutte contre la corruption, à la distribution et à la célérité de la justice, au procès juste et équitable, aux longues détentions préventives… Certes l’indépendance est une question d’homme, mais il faut mettre l’homme qui veut être indépendant dans un environnement adéquat. En cela, l’indépendance dépassera le cadre restreint de l’individu et devient une question d’ordre institutionnel. Une fois cette voie empruntée sans prendre de raccourci, il serait, également, nécessaire de mettre en place d’importants mécanismes visant à sanctionner efficacement les magistrats véreux. L’UMS devra dorénavant ruer sur les brancards et se faire entendre régulièrement sur les questions de l’indépendance de la magistrature par rapport à tout pouvoir (pouvoirs constitutionnels, pouvoirs d’argent, pouvoirs religieux…). Elle devra disposer d’un tableau de bord sur toutes les luttes à mener dans ce cadre (inamovibilité, statut du Conseil Supérieur de la Magistrature, indépendance du parquet, statut du ministère de la justice, autonomie budgétaire du pouvoir judiciaire …) et dénoncer régulièrement toutes les violations constatées quels qu’en seraient les auteurs. Aliou NIANE Ancien président de l’Union des magistrats sénégalais