Les jeudi 30 avril et vendredi 1er mai 2015, en compagnie de Thomas Hart (chercheur et diplomate américain) et de Bachir Laye (interprète, traducteur et chargé de mission du Groupement Central des Layennes, G.C.L), j’ai visité les sites de la confrérie Layenne : la grotte de Ngor ou Khounta mi, la cuvette de Ndingala à la cité Fadia, la clairière de Nguédiaga à Malika, les mausolées de Yoff et de Cambérène…
Dans les noires falaises de la côte occidentale du continent africain, finistère que baignent les vagues de l’atlantique et qu’empourprent chaque soir les obliques rayons du couchant vermeil, se trouve une grotte qui a couvé plusieurs siècles durant, un astre dont les échappées de lumière ont illuminé les confins de l’univers, attirant multiple pèlerins, parmi lesquels le saint du Fouta, Cheikhou Oumar Foutiyou Tall.
Le soleil naquit, en cette presqu’île et ses quatre îles symbolisant les quatre lettres arabes du nom Mouhamad, un lundi de l’année 1843, de Mame Alassane Thiaw et Mame Coumba Ndoye, sous le nom de Limamou dit Libass. Ce jour là , et cela pendant trois jours, l’eau de la mer, à Yoff, eut bon goût et, afin que s’accomplisse la prophétie, les nouveau-nés baptisés du même nom que lui, décédèrent avant l’âge adulte.
Tout enfant déjà , il abhorrait impureté et souillure et sa bouche ignorait le mensonge, et ses rêves et visions étaient véridiques ; et sa sueur était semblable à du parfum. Les arbres, dit-on, à son passage, s’inclinaient. Les herbes des champs accompagnaient ses chants de louanges à Dieu. Partout le suivait un nuage. Les traces de ses pas, sur le basalte, paraissaient… Et, sous l’aile protectrice d’un ange, il grandissait…
Son père décéda, il était encore enfant ; son oncle, Gorgui Ndoye, frère de sa mère, lui apprit le métier de pêcheur. Mais, lorsqu’il s’en allait pêcher, il ne fournissait aucun effort : les poissons se laissaient prendre. Et les pauvres, les mendiants et autres solliciteurs guettaient son retour, car il leur offrait tout le produit de sa pêche, rentrant chez lui, les mains vides, en chantant la gloire de Dieu. On finit par l’appeler « le fou de Coumba Ndoye », à cause de sa folle générosité semblable à « un nuage déversant la pluie ou (à ) un torrent d’eau ».
Mais ce trait de caractère n’étonnait guère ceux qui savaient. Car, Mame Coumba Ndoye, la sainte mère de Limamou, dont le prénom renvoie à la généreuse disponibilité, était, elle-même, surnommée Coumba Diagata, c’est-à -dire « Coumba la porteuse de nourriture », à cause de sa grande sollicitude envers les étrangers, ainsi que tous ceux qui avaient faim et soif.
Cependant, dans le Cayor, Massaer Ndiaye, qui avait pressenti les événements à venir, priait Dieu d’en être témoin ; dans le Sakal, Thierno Amath Kane prédisait que, dans six années, l’apparition dans le ciel d’une étoile traînant une sorte de queue « bideewu laarbi » précéderait d’une année, l’appel du « bien guidé ». Dans le Banjul, en Gambie, Kéba Mansali, qui avait vu une lumière suivre Limamou partout, confiait à son compagnon de pêche, Thierno Sarr, qu’il serait chargé d’une mission divine, dans un mois dix jours …
En effet, comme annoncé par les augures, le dimanche 24 mai de l’année 1883, trois jours après le décès de Mame Coumba Ndoye, aux environs de « yor-yor » (entre 10h et 12h), Limamou, qui venait de boucler ses quarante ans, fit appeler sa tante paternelle, Adama Thiaw, et sa cousine, Ndiaye Diaw, leur demanda trois pagnes blancs, propres et sans souillure, pour s’en couvrir le corps, comme font les pèlerins de la Mecque ; ensuite, il parla à la chaste Fatima et à la vertueuse Farma, ses épouses, les appelant à la patience, avant de descendre dans les rues du village en criant son appel…
« Ajiibo daahiya Laahi » (venez répondre à l’appel de Dieu)
Le soleil avait atteint son zénith. La phrase était dite. Reprise en chœur par une foule d’enfants et de femmes riant et s’esclaffant derrière Limamou, l’accusant toujours de démence, elle emplissait tout le village.
« Ceux qui suivront mes recommandations boiront les liqueurs divines dans les jardins du paradis », disait l’illettré récitant et interprétant parfaitement le Saint Coran. Ainsi, tous les jours, matin et soir, arpentant inlassablement les artères du village lébou, il disait son message dans la langue locale, comme l’avait fait Mouhamad, le sceau des prophètes, un millénaire plus tôt.
Vinrent les premiers disciples : Momar Bineta Samb, Thierno Sarr Thiome, Madiop Diop… Puis les autres. On nomma Layenne ces hommes et ces femmes chantant toujours la formule « La ilaaha ila Lah » (il n’y a de Dieu que Dieu) et se saluant et s’appelant « Laye, laye », diminutif de la « chahada » (la profession de foi musulmane). La partie du village qu’ils habitaient, fut aussi baptisée Yoff Layenne ou Diamalaye (la paix de Dieu). Une nouvelle confrérie venait de naître au Sénégal, qui reprenait les enseignements du Livre et recommandait de circoncire les garçons au septième jour de leur naissance et de donner en mariage les filles le jour de leur baptême, dans le seul souci d’éviter la débauche et la déperdition…
Trois ans, trois jours, trois mois
Les prodiges de Limamou attiraient les foules. Ses sermons atteignaient les cœurs et fascinaient les intelligences ; et, par vagues, se convertissaient les âmes. Sur sa prière, la mer recula, libérant des terres, pour accueillir pèlerins et disciples venus vivre auprès du maître qu’ils appelaient affectueusement « Baye Laye » (le père des Layennes). « Trois ans, trois jours, trois mois », leur disait-il, énigmatique.
Et, lorsque l’appel eut trois ans, la nouvelle confrérie était debout, tel un jeune baobab défiant la savane. L’autorité coloniale eut peur, à cause de l’aura grandissante du maître. Des fronts se renfrognèrent. Des adversaires complotèrent. Des espions furent envoyés à Yoff Layenne, suivis par des gendarmes. On l’accusa de magnétisme et d’hypnotisme sur ses disciples. On l’accusa d’acheter et de cacher des armes en vue « d’une marche sur Dakar ». On l’accusa… Mais la foi de « Baye Laye » était plus forte que les légions du gouverneur…
Et, pour ne pas exposer plus longtemps le village, le généreux maître choisit l’exil, imitant en cela le prophète de l’Islam. Accompagné de ses disciples Thierno Sarr Thiome, Abdoulaye Samb, Demba et Ali Mbaye, il trouva refuge, non loin de Malika, à l’endroit dit Nguédiaga, dans un buisson touffu qui semblait les attendre en haut d’un monticule de terre. Ils aménagèrent. À leur côté, dit-on, deux signes, la colombe sur son nid et l’araignée sur sa toile. On était dimanche 11 septembre 1887. Le lendemain, lundi, ils entamèrent leur jeûne qui devait durer trois jours. À l’heure de la rupture, les nommés Sam Penda et Sira Tall, guidés par la providence, leur apportèrent deux calebasses de lait. Le mercredi, troisième jour d’exil, vers midi, le saint maître se rendit volontairement à l’autorité coloniale.
Il fut interné à l’île de Gorée ou Beer où il séjourna trois mois (quatre-vingt-treize jours exactement) avec son fidèle disciple, Tafsir Abdoulaye Diallo. Le compte venait ainsi d’être bouclé : « trois ans, trois jours, trois mois », avait dit le saint maître.
De la fondation de « Kem Medine » ou Cambérène à la fin de la mission
À sa libération, Limamou passa quelque temps à Dakar chez son ami et talibé, Thierno Ababacar Sylla, l’Imam-Juge qui avait préféré les honneurs de l'au-delà à ceux d'ici-bas ; et qui, à l’occasion, lui offrit en mariage sa fille Amineta, dite Mame Touty. Lorsqu’il rentra à Yoff, ce fut le triomphe annonciateur de la fondation, en 1888, de « Kem Médine » (l’équivalent de Médine) ou Cambérène et son puits de Ndingala, prés du baobab, à quelques kilomètres du village natal.
Il mena alors une vie paisible entre les deux villages, approfondissant son enseignement et faisant des prédictions. Un jour, il déclara à ses disciples réunis à l’occasion d’un sermon : « J’ai appris que certains d’entre vous ont eu des querelles avec leurs compagnons qui sont des disciples de Cheikh Ahmadou Bamba, et avec d’autres. Ceux-là et vous-mêmes êtes tous des musulmans, et il ne doit exister entre vous que fraternité ».
À une autre occasion, il leur déclara : « Si vous trouvez quelqu’un dont les conseils sont meilleurs que les miens, ou quelqu’un qui vous interdit les mauvaises choses autant que moi, abandonnez-moi et suivez-le ». Il arrivait souvent, dit-on, qu’il martelât le sol de son pied droit, déclarant que le jour n’est pas loin où toutes les ethnies du Sénégal et toutes les races viendront paître sur les terres du Cap Vert. « Yaatal léen saxet yi, gan ñaa ngui niëw » (élargissez les palissades, les visiteurs arrivent), ajoutait-il, alors.
Il disait, par ailleurs, annonçant les routes goudronnées et les automobiles : « Voyez-vous ce très long serpent noir portant des insectes marchant sur son dos ». Un jour, il déclara, le regard tourné du côté de l’actuel aéroport Léopold Sedar Senghor : « Et tous ces oiseaux en fer descendant du ciel pour déposer des foules ».
Hélas ! les épreuves n’étaient pas encore terminées pour l’humble Limamou qui marchait pieds nus, ne chaussant ses bottes que les jours de Tabaski et de Korité ; qui renouvelait ses ablutions à chacune de ses prières qu’il accomplissait toujours par terre, directement, sans tapis, parce que, disait-il, « j’ai contracté une alliance amicale avec l’eau et la terre ».
Hélas ! Le sobre Limamou qui ne prenait comme nourriture qu’un peu de poisson, ou un peu de manioc, ou un peu de melon, ou un peu de lait, était toujours la cible des flèches du destin tombant en cascade sur sa brave poitrine. Hélas !... Les dernières années de sa vie, celui qui guérissait les malades par simple apposition de la main droite, vécut l’épreuve de la cécité, à la grande joie des méchants et des égarés. Mais la maladie n’emporta pas seulement sa vue, mais aussi toute sa chair.
Car, vers la fin, témoigne Cheikh Makhtar Lô, « il ne restait de son corps décharné, comme serait un bâton couvert de vêtements, que les os, la peau et les nerfs ». Cependant, il était resté stoïque et toujours « imposant, avec un visage éclatant de beauté et de lumière ».
À la fête de Korité de l’année 1909, la vingt-sixième année de l’appel, sentant l’imminence de sa mort, Limamou de Yoff, semblable à un soleil écarlate au-dessus de l’horizon, déclara à ses talibés réunis, selon toujours son docte et pieux disciple : « Si l’on disait qu’un mort peut diriger la prière des vivants, cela paraîtrait étonnant ; et pourtant, je le jure par Dieu, je suis un mort ».
Il rendit l’âme le treizième jour qui suivit la Korité, un vendredi, à l’âge de soixante-six ans. Et, comme au jour de sa naissance, pendant trois jours, l’eau de la mer, à Yoff, eut bon goût. Et, au troisième jour de son enterrement, à quelques mètres de son mausolée, situé en bordure de mer, jaillit la source de Diamalaye, une eau pure dont la saveur rappelle celle du Zem-Zem.
Mai 2015
Abdou Khadre Gaye
Écrivain, président de l’EMAD
Dans les noires falaises de la côte occidentale du continent africain, finistère que baignent les vagues de l’atlantique et qu’empourprent chaque soir les obliques rayons du couchant vermeil, se trouve une grotte qui a couvé plusieurs siècles durant, un astre dont les échappées de lumière ont illuminé les confins de l’univers, attirant multiple pèlerins, parmi lesquels le saint du Fouta, Cheikhou Oumar Foutiyou Tall.
Le soleil naquit, en cette presqu’île et ses quatre îles symbolisant les quatre lettres arabes du nom Mouhamad, un lundi de l’année 1843, de Mame Alassane Thiaw et Mame Coumba Ndoye, sous le nom de Limamou dit Libass. Ce jour là , et cela pendant trois jours, l’eau de la mer, à Yoff, eut bon goût et, afin que s’accomplisse la prophétie, les nouveau-nés baptisés du même nom que lui, décédèrent avant l’âge adulte.
Tout enfant déjà , il abhorrait impureté et souillure et sa bouche ignorait le mensonge, et ses rêves et visions étaient véridiques ; et sa sueur était semblable à du parfum. Les arbres, dit-on, à son passage, s’inclinaient. Les herbes des champs accompagnaient ses chants de louanges à Dieu. Partout le suivait un nuage. Les traces de ses pas, sur le basalte, paraissaient… Et, sous l’aile protectrice d’un ange, il grandissait…
Son père décéda, il était encore enfant ; son oncle, Gorgui Ndoye, frère de sa mère, lui apprit le métier de pêcheur. Mais, lorsqu’il s’en allait pêcher, il ne fournissait aucun effort : les poissons se laissaient prendre. Et les pauvres, les mendiants et autres solliciteurs guettaient son retour, car il leur offrait tout le produit de sa pêche, rentrant chez lui, les mains vides, en chantant la gloire de Dieu. On finit par l’appeler « le fou de Coumba Ndoye », à cause de sa folle générosité semblable à « un nuage déversant la pluie ou (à ) un torrent d’eau ».
Mais ce trait de caractère n’étonnait guère ceux qui savaient. Car, Mame Coumba Ndoye, la sainte mère de Limamou, dont le prénom renvoie à la généreuse disponibilité, était, elle-même, surnommée Coumba Diagata, c’est-à -dire « Coumba la porteuse de nourriture », à cause de sa grande sollicitude envers les étrangers, ainsi que tous ceux qui avaient faim et soif.
Cependant, dans le Cayor, Massaer Ndiaye, qui avait pressenti les événements à venir, priait Dieu d’en être témoin ; dans le Sakal, Thierno Amath Kane prédisait que, dans six années, l’apparition dans le ciel d’une étoile traînant une sorte de queue « bideewu laarbi » précéderait d’une année, l’appel du « bien guidé ». Dans le Banjul, en Gambie, Kéba Mansali, qui avait vu une lumière suivre Limamou partout, confiait à son compagnon de pêche, Thierno Sarr, qu’il serait chargé d’une mission divine, dans un mois dix jours …
En effet, comme annoncé par les augures, le dimanche 24 mai de l’année 1883, trois jours après le décès de Mame Coumba Ndoye, aux environs de « yor-yor » (entre 10h et 12h), Limamou, qui venait de boucler ses quarante ans, fit appeler sa tante paternelle, Adama Thiaw, et sa cousine, Ndiaye Diaw, leur demanda trois pagnes blancs, propres et sans souillure, pour s’en couvrir le corps, comme font les pèlerins de la Mecque ; ensuite, il parla à la chaste Fatima et à la vertueuse Farma, ses épouses, les appelant à la patience, avant de descendre dans les rues du village en criant son appel…
« Ajiibo daahiya Laahi » (venez répondre à l’appel de Dieu)
Le soleil avait atteint son zénith. La phrase était dite. Reprise en chœur par une foule d’enfants et de femmes riant et s’esclaffant derrière Limamou, l’accusant toujours de démence, elle emplissait tout le village.
« Ceux qui suivront mes recommandations boiront les liqueurs divines dans les jardins du paradis », disait l’illettré récitant et interprétant parfaitement le Saint Coran. Ainsi, tous les jours, matin et soir, arpentant inlassablement les artères du village lébou, il disait son message dans la langue locale, comme l’avait fait Mouhamad, le sceau des prophètes, un millénaire plus tôt.
Vinrent les premiers disciples : Momar Bineta Samb, Thierno Sarr Thiome, Madiop Diop… Puis les autres. On nomma Layenne ces hommes et ces femmes chantant toujours la formule « La ilaaha ila Lah » (il n’y a de Dieu que Dieu) et se saluant et s’appelant « Laye, laye », diminutif de la « chahada » (la profession de foi musulmane). La partie du village qu’ils habitaient, fut aussi baptisée Yoff Layenne ou Diamalaye (la paix de Dieu). Une nouvelle confrérie venait de naître au Sénégal, qui reprenait les enseignements du Livre et recommandait de circoncire les garçons au septième jour de leur naissance et de donner en mariage les filles le jour de leur baptême, dans le seul souci d’éviter la débauche et la déperdition…
Trois ans, trois jours, trois mois
Les prodiges de Limamou attiraient les foules. Ses sermons atteignaient les cœurs et fascinaient les intelligences ; et, par vagues, se convertissaient les âmes. Sur sa prière, la mer recula, libérant des terres, pour accueillir pèlerins et disciples venus vivre auprès du maître qu’ils appelaient affectueusement « Baye Laye » (le père des Layennes). « Trois ans, trois jours, trois mois », leur disait-il, énigmatique.
Et, lorsque l’appel eut trois ans, la nouvelle confrérie était debout, tel un jeune baobab défiant la savane. L’autorité coloniale eut peur, à cause de l’aura grandissante du maître. Des fronts se renfrognèrent. Des adversaires complotèrent. Des espions furent envoyés à Yoff Layenne, suivis par des gendarmes. On l’accusa de magnétisme et d’hypnotisme sur ses disciples. On l’accusa d’acheter et de cacher des armes en vue « d’une marche sur Dakar ». On l’accusa… Mais la foi de « Baye Laye » était plus forte que les légions du gouverneur…
Et, pour ne pas exposer plus longtemps le village, le généreux maître choisit l’exil, imitant en cela le prophète de l’Islam. Accompagné de ses disciples Thierno Sarr Thiome, Abdoulaye Samb, Demba et Ali Mbaye, il trouva refuge, non loin de Malika, à l’endroit dit Nguédiaga, dans un buisson touffu qui semblait les attendre en haut d’un monticule de terre. Ils aménagèrent. À leur côté, dit-on, deux signes, la colombe sur son nid et l’araignée sur sa toile. On était dimanche 11 septembre 1887. Le lendemain, lundi, ils entamèrent leur jeûne qui devait durer trois jours. À l’heure de la rupture, les nommés Sam Penda et Sira Tall, guidés par la providence, leur apportèrent deux calebasses de lait. Le mercredi, troisième jour d’exil, vers midi, le saint maître se rendit volontairement à l’autorité coloniale.
Il fut interné à l’île de Gorée ou Beer où il séjourna trois mois (quatre-vingt-treize jours exactement) avec son fidèle disciple, Tafsir Abdoulaye Diallo. Le compte venait ainsi d’être bouclé : « trois ans, trois jours, trois mois », avait dit le saint maître.
De la fondation de « Kem Medine » ou Cambérène à la fin de la mission
À sa libération, Limamou passa quelque temps à Dakar chez son ami et talibé, Thierno Ababacar Sylla, l’Imam-Juge qui avait préféré les honneurs de l'au-delà à ceux d'ici-bas ; et qui, à l’occasion, lui offrit en mariage sa fille Amineta, dite Mame Touty. Lorsqu’il rentra à Yoff, ce fut le triomphe annonciateur de la fondation, en 1888, de « Kem Médine » (l’équivalent de Médine) ou Cambérène et son puits de Ndingala, prés du baobab, à quelques kilomètres du village natal.
Il mena alors une vie paisible entre les deux villages, approfondissant son enseignement et faisant des prédictions. Un jour, il déclara à ses disciples réunis à l’occasion d’un sermon : « J’ai appris que certains d’entre vous ont eu des querelles avec leurs compagnons qui sont des disciples de Cheikh Ahmadou Bamba, et avec d’autres. Ceux-là et vous-mêmes êtes tous des musulmans, et il ne doit exister entre vous que fraternité ».
À une autre occasion, il leur déclara : « Si vous trouvez quelqu’un dont les conseils sont meilleurs que les miens, ou quelqu’un qui vous interdit les mauvaises choses autant que moi, abandonnez-moi et suivez-le ». Il arrivait souvent, dit-on, qu’il martelât le sol de son pied droit, déclarant que le jour n’est pas loin où toutes les ethnies du Sénégal et toutes les races viendront paître sur les terres du Cap Vert. « Yaatal léen saxet yi, gan ñaa ngui niëw » (élargissez les palissades, les visiteurs arrivent), ajoutait-il, alors.
Il disait, par ailleurs, annonçant les routes goudronnées et les automobiles : « Voyez-vous ce très long serpent noir portant des insectes marchant sur son dos ». Un jour, il déclara, le regard tourné du côté de l’actuel aéroport Léopold Sedar Senghor : « Et tous ces oiseaux en fer descendant du ciel pour déposer des foules ».
Hélas ! les épreuves n’étaient pas encore terminées pour l’humble Limamou qui marchait pieds nus, ne chaussant ses bottes que les jours de Tabaski et de Korité ; qui renouvelait ses ablutions à chacune de ses prières qu’il accomplissait toujours par terre, directement, sans tapis, parce que, disait-il, « j’ai contracté une alliance amicale avec l’eau et la terre ».
Hélas ! Le sobre Limamou qui ne prenait comme nourriture qu’un peu de poisson, ou un peu de manioc, ou un peu de melon, ou un peu de lait, était toujours la cible des flèches du destin tombant en cascade sur sa brave poitrine. Hélas !... Les dernières années de sa vie, celui qui guérissait les malades par simple apposition de la main droite, vécut l’épreuve de la cécité, à la grande joie des méchants et des égarés. Mais la maladie n’emporta pas seulement sa vue, mais aussi toute sa chair.
Car, vers la fin, témoigne Cheikh Makhtar Lô, « il ne restait de son corps décharné, comme serait un bâton couvert de vêtements, que les os, la peau et les nerfs ». Cependant, il était resté stoïque et toujours « imposant, avec un visage éclatant de beauté et de lumière ».
À la fête de Korité de l’année 1909, la vingt-sixième année de l’appel, sentant l’imminence de sa mort, Limamou de Yoff, semblable à un soleil écarlate au-dessus de l’horizon, déclara à ses talibés réunis, selon toujours son docte et pieux disciple : « Si l’on disait qu’un mort peut diriger la prière des vivants, cela paraîtrait étonnant ; et pourtant, je le jure par Dieu, je suis un mort ».
Il rendit l’âme le treizième jour qui suivit la Korité, un vendredi, à l’âge de soixante-six ans. Et, comme au jour de sa naissance, pendant trois jours, l’eau de la mer, à Yoff, eut bon goût. Et, au troisième jour de son enterrement, à quelques mètres de son mausolée, situé en bordure de mer, jaillit la source de Diamalaye, une eau pure dont la saveur rappelle celle du Zem-Zem.
Mai 2015
Abdou Khadre Gaye
Écrivain, président de l’EMAD