Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire "Marianne porte plainte !" ?
Ce sont toutes ces déclarations [politiques]qui nous assaillent, nous assomment, nous asphyxient. Ce qui m’a troublée, c’est que cette campagne électorale reprend presque les codes de 2007. En 2007, j’avais écrit une tribune publiée dans Le Monde, contre le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Mais lorsqu’on écrit une tribune, on a l’impression de faire un pas de côté. Écrire des romans, des nouvelles, c’est ça que j’aime.
Avec "Marianne porte plainte !", je suis partie presque faire des infidélités aux muses ! Mais je ne peux pas me taire, attendre que la Marine-Marchande-de-Haine [Marine Le Pen, ndlr] accoste à l’Élysée et penser que j’étais dans une cave à manger des tartes aux pommes pendant qu’on dévastait ce pays.
D’une manière ou d’une autre, je suis une partie de ce pays, que les gens l’acceptent ou pas. Peut-être que ceux qui ont une obsession pour la monotonie chromatique ne se reconnaissent pas en moi, mais au regard des références, je me reconnais parfois en eux, je les vois comme mes frères et mes sœurs. Une enfant même adoptive peut avoir envie de défendre sa mère adoptive. C’est ce que je fais.
La figure de Marianne, c’est votre mère adoptive?
C’est la France. Je suis ici depuis 1994, alors de deux choses l’une, ou vous êtes maso pour rester si vous n’aimez pas ce pays ou vous n’êtes pas maso et vous restez parce que vous aimez ce pays. Je suis dans la deuxième situation, je suis restée par pure liberté, par pure volonté. Et si je reste, je prends part.
A qui vous adressez-vous dans ce texte dans lequel vous interpellez avec virulence nombre de polémistes et de politiques ?
A celles et ceux qui peuvent se dire « oui, nous devons travailler ensemble, nous devons cultiver la cohésion ». Nous ne pouvons pas laisser une clique de petits Français s’approprier l’identité nationale de la France. La France est beaucoup plus grande que cela. Quand François Fillon dit que la France n’est pas un pays multiculturel, je me dis : « qu’est-ce qu’il a pris au petit déjeuner ? ». L’identité est quelque chose d’important mais un bébé ne naît pas avec une identité. Une identité, c’est quelque chose qui se construit, l’identité est en permanence en mutation.
Marianne porte plainte ! est une charge contre l’assimilation…
L’assimilation est un millésime colonial. C’est complètement ringard. Aujourd’hui, personne n’est intéressé par l’assimilation. Vous prenez le petit-déjeuner à Paris, le dîner à Dakar parce que vous avez des contrats à signer, la semaine suivante vous êtes en Asie, donc que Bouddha vous plaise ou pas, vous allez croiser des bouddhistes. La culture des autres nous habite en permanence.
Ce texte est aussi un témoignage sur votre propre expérience en tant que binationale en France.
Je suis multiculturelle et je l’assume. Je ne suis pas une immigrée complexée. Je suis venue vivre en France très librement. J’ai d’ailleurs raconté comment j’étais venue.
J’aime quelqu’un, il habite en France, je pars avec lui. Nous ne nous sommes pas mariés en France, nous l’étions déjà au Sénégal. J’ai accepté de venir parce que j’étais curieuse de découvrir son pays. C’était également une sorte de générosité du partage : s’il a pu vivre chez moi, je peux vivre chez lui. S’il avait été Gambien, je serais peut-être en Gambie, en Guinée ou en Afrique du Sud.
Mais il était Français. Je savais que j’avais envie de venir en France pour visiter, car je voulais être prof de français. Je me disais « un jour quand je serai prof de français, j’irai voir le pays de Balzac, de Châteaubriand, de Victor Hugo ». Ça me faisait rêver. Selon mes moyens, je me serais fait ce plaisir-là , de venir en visiteuse au pays de cette littérature qui chante dans ma tête.
Quand cette histoire s’est finie, j’avais le choix de partir. Oui, économiquement ça a été difficile pendant 7-8 ans, mais ensuite j’aurais pu partir. Je pouvais aller travailler en Amérique, au Canada, les occasions n’ont pas manqué. J’ai toujours choisi de rester ici.
Il est souvent pointé que les intellectuels engagés, qui portent une parole humaniste, se font rares aujourd’hui, que leurs discours ont du mal à rencontrer un écho dans le débat public. Est-ce que c’est quelque chose qui vous frappe ?
L’époque dit des choses. Ce qui change c’est la force avec laquelle les populistes arrivent à recruter. Alors que les humanistes, qui défendent le vivre-ensemble, la cohésion sociale, la fraternité, sont moins audibles. Je ne dirais pas qu’il y a moins d’intellectuels pour le dire, je dirais que notre époque a une manière différente d’écouter.
Est-ce que notre époque ne dévalorise-t-elle pas l’intellectuel en soi ? Vous savez, certaines personnes quand elles vous traitent d’intellos, c’est presque une insulte. Mais moi, je suis une optimiste de nature. Dans un pays où il y a Jean-Luc Nancy, immense philosophe, ami de Derrida, dans un pays où vous avez Henriette Walter, la linguiste qui décortique la langue française pour dire combien cette langue est généreuse, récoltée partout dans le monde, qu’il y a plein de mots étrangers dans la langue française, des gens comme Michel Serres, Edgar Morin ou Alain Badiou, qui disent des choses, qui écrivent des livres, je trouve que nous avons encore de grands intellectuels qui défendent des idées très fortes.
Je pense simplement que notre époque a changé dans sa manière de regarder ces intellectuels. Aujourd’hui, chacun prend sa casquette d’intellectuel pour donner son opinion. L’espace public est saturé d’opinions. Il faut maintenant faire l’effort du tri sélectif. Quand vous avez un Zemmour qui dit que tous les musulmans soutiennent Daech, dire ça comme ça et ne pas se sentir tout simplement ridicule, c’est phénoménal.
Et il rencontre un fort écho et il n’est pas le seul à tenir ce type de propos.
Oui, et on l’invite pour le redire. Il y a des angoisses, oui. Dans ce pays, je ne sais pas comment les gens font pour cultiver l’angoisse. Ce pays est beau, il a des tas de choses encore à faire valoir. Je ne veux pas verser dans le chauvinisme, il y a des tas de choses à lui reprocher aussi mais nous ne sommes pas dans le pire des pays. Ne serait-ce que la possibilité d’exprimer nos revendications et à rêver à un futur possible. Cela devrait nous donner une motivation supplémentaire.
Finalement, dans votre livre, vous appelez au combat politique. De quelle manière ?
Je suis un auteur, donc mon sabre, mon épée, mon fusil à moi, c’est ma plume ! Si je ne peux pas signer un décret, je peux signer un poème, une nouvelle, un roman et je peux donc signer un essai pour dire : « votre campagne présidentielle, voilà ce que j’en pense ».
Il ne faut pas que l’on s’endorme pendant qu’ils sont en train de trafiquer la dignité humaine, pendant qu’ils sont en train de dénaturer la Constitution. Quand François Fillon dit que la France n’est pas un pays multiculturel, je me dis « mais qu’est-ce que je suis, moi ? ». Je suis Africaine, avec une culture africaine et avec la belle culture de France en plus, mais c’est en plus, elle ne vient pas la remplacer et elle ne la remplacera jamais.
Donc vous gardez espoir dans la politique ?
J’ai espoir dans la faculté de l’être humain à défendre sa dignité. Je voudrais qu’on pacifie les mémoires. Je voudrais que discuter de l’histoire de l’Afrique ou de l’histoire de la France, soit une occasion de dialogue et d’échange apaisés. L’Histoire n’a pas besoin d’avocats. Ce sont des pages jaunies.
Alors essayons de voir comment il peut y avoir un vrai partenariat entre l’Europe et l’Afrique, essayons de voir comment nous pouvons dialoguer entre nous, entre Français différents, comment nous comprendre davantage. Le goût du couscous ça ne suffit pas pour se faire une idée du Maghreb, rencontrer une Sénégalaise et dire qu’on aime beaucoup le thiéboudienne ne traduit pas une profondeur intellectuelle.
Connaître le Sénégal, c’est au minimum, lire ses auteurs, écouter sa musique, discuter avec les gens et si on en a les moyens, aller le visiter. Il faut aussi que les Africains s’affirment dans leur fierté libre. Chaque fois que vous vous positionnez en victime, vous désignez votre maître. Chaque fois que vous dites que vous êtes une victime de la colonisation et de l’esclavage, l’Européen qui est en face, que vous le vouliez ou non, il reste dans son complexe de supériorité. Il se voit comme un dominant. Vous n’en faites pas un égal.
Par contre, vous pouvez vous dire : « j’ai étudié l’histoire des dinosaures, j’ai étudié l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, c’était nécessaire pour ma culture, pour mon identité, je sais exactement qui je suis, mais quand je rencontre un Européen aujourd’hui, je rencontre un contemporain ». Le jour où nous pourrons être plus affranchis, vous verrez, ce sera beaucoup plus calme.
Vous irez voter à l’élection présidentielle ?
J’irai absolument voter.