Gilles Le Guen. Un Français dans le djihad
Rédigé le Jeudi 2 Mai 2013 à 12:20 | Lu 189 fois | 0 commentaire(s)
La société de consommation le révoltait, il voulait une vie simple et frugale. Après une longue errance, dont quinze ans de marine marchande, Gilles Le Guen s’est converti à l’islam puis s’est installé en Afrique où il a fondé une famille nombreuse avec une femme marocaine. Alors que sa mère le décrit toujours comme quelqu’un de posé et de gentil, en octobre dernier, le Breton quinquagénaire apparaît sur une vidéo dif usée sur Internet. Il serait membre d’Aqmi, Al-Qaïda au Maghreb islamique, l’un des principaux groupes terroristes qui ont pris le contrôle du nord du Mali à partir de janvier 2012. L’idéaliste est devenu un militant de l’islam radical. Sa mère, que nous avons pu joindre par téléphone ce mercredi 1er mai, n'avait, à ce jour, pas encore été contactée par les autorités françaises. Si elle appréhende «la suite», elle se dit néanmoins soulagée: «Après quatre mois sans nouvelles, je suis quand même rassurée de le savoir vivant».
J ’ai peur, dit-elle. Tout cela m’est inconnu. Je me dis que mon fils est peut-être mort. Je ne sais même pas à qui m’adresser pour avoir de ses nouvelles.» Marie* a entendu pour la dernière fois la voix de Gilles le 11 janvier dernier, jour de l’intervention française au Mali. «Il m’a parlé des enfants, mais de rien d’autre», assure-t-elle. Sur la table de la salle à manger, elle pose la boîte métallique dans laquelle elle garde ce qui le concerne. Brune et menue, elle va sur ses 80 ans mais en paraît quinze de moins. «Il a bien changé… Il a maigri», dit-elle en évoquant les récentes vidéos de Gilles, postées sur Internet.
Elle pense à Baptiste*, son mari, décédé il y a six mois. «Heureusement que toutes ces histoires sont arrivées après la mort de son père, explique-t-elle. Il s’est peut-être dit: “Je ne vais plus choquer mon père, alors je peux y aller.” Cette situation rendait mon mari malade, il culpabilisait.» Doucement, Marie dévoile les photos et les lettres envoyées par Gilles durant toutes ces années. «Un garçon gentil, dit-elle. Tellement gentil que son père en avait fait une chanson quand il était petit: “Gilles est si gentil qu’on le croirait venu du paradis.”»
Gilles Le Guen, né le 21 février 1955 à Nantes, est le dernier d’une fratrie de trois garçons, élevés entre la Loire- Atlantique et la Normandie. Leur père est chef mécanicien dans la marine marchande. «Quand on s’est mariés, raconte Marie, il pouvait partir jusqu’à dix-sept mois d’affilée. Gilles n’a pas eu beaucoup de Noëls avec son père.» Tous les trimestres, Marie rejoint Baptiste là où il est, pour environ trois semaines. La première fois, elle emmène les enfants. Mais le voyage est trop dur pour eux. Alors, elle ne récidive pas. Quand leur mère s’en va, les petits sont logés chez une tante, ou restent à l’internat. Inscrit à l’école privée catholique, Gilles, élève moyen, ira jusqu’au bac C, mais quittera le lycée avant de le passer. Son service militaire achevé, en 1973, il reprend les études dans le sillage de son père: il est admis à l’école de marine marchande de Marseille, dans la promotion 1976. Un ancien camarade se souvient d’un garçon «effacé, dans son monde, un peu baba cool». Il obtient le brevet de capitaine de première classe. A Marseille, il rencontre sa première femme, dont il aura un fils avant de divorcer. A la même époque, un de ses frères, dont il est très proche, décède accidentellement à 28 ans. Gilles travaille pour plusieurs compagnies maritimes. Il navigue sur les bateaux de la Gabes Marine, de d’Orbigny, de Seas, et sur les ravitailleurs en carburant de Total, pour qui il remplira deux missions pendant la guerre du Golfe. En 1984, dans un rapport, son commandant le décrit comme «un garçon charmant, travailleur, qui sait ce qu’il veut».
IL SE PASSIONNE POUR LE DÉSERT ET LA CAUSE TOUAREG
C’est sur les bâtiments de la Gabes que Gilles découvre le Maghreb, où il fait régulièrement escale. Il se passionne pour le désert, la cause touareg, et s’intéresse à l’islam. Pendant les traversées, ses camarades tunisiens l’initient. En 1985, il effectue une mission de six mois pour Médecins sans frontières en Ethiopie où le mode de vie des expatriés le révolte. La même année, il se convertit. «Il me disait que l’islam était plus généreux que le catholicisme, explique Marie. Que dans les familles on s’occupait des gens âgés, que les musulmans étaient plus ouverts et plus conviviaux.» L’année suivant sa conversion, Gilles décide de partir à La Mecque. A pied. Marie lui tricote des gants noirs et un pull jacquard. Pendant trois semaines, il s’installe dans une dépendance de la maison de ses parents pour se préparer au voyage: il couche au froid, se lave à la pompe. Son pèlerinage durera huit mois. A son retour, en mars 1986, son frère aîné peine à le reconnaître: «Il est arrivé habillé en
Bédouin, raconte Marie. Son frère m’a appelée, paniqué, j’ai cru qu’il avait eu un accident.» Au bout de quelques semaines, Gilles repart en Mauritanie. Il vit dans un village nomade, Mabrouk, à 170 kilomètres de Nouakchott. Il écrit: «Il fait très chaud ici, environ 40 °C, et les nuits sont calmes, froides et grandioses. C’est de la navigation sur la mer de sable. Il est possible que je reste longtemps ici, inch’Allah. J’apprends le Coran et la langue du pays, très proche de l’arabe. […] Je cherchais depuis longtemps ces conditions de vie, je les ai trouvées, louanges à Allah. L’école se fait de façon ancestrale, chacun travaille pour soi. Les professeurs, qui sont surtout des grands pratiquants et connaisseurs de l’islam, enseignent en marchant ou sous la tente. Dieu seul sait ce que nous réserve l’avenir. Ici, on vit au jour le jour et les seuls événements importants sont les progrès dans l’apprentissage du Coran et de la vie en islam. Décidément, mes pas ne se dirigent pas vers une vie de cadre français, mais cela n’empêche pas le monde de tourner comme il a envie de tourner ou, plutôt, comme Dieu a décidé qu’il tourne.» Sous son prénom, une signature: Abdallah El Houcine.
Après plusieurs allers-retours et un bref passage par le Mali, Gilles rentre en France. A Paris, il rejoint son frère, divorcé depuis peu de Séverine*… dont lui-même tombe amoureux. Le couple s’installe en Provence, sur un plateau coupé du monde. «Il disait que ça ressemblait au Maroc avec les oueds», raconte Marie. Dans le village voisin, on se souvient de cet original qu’on appelait «le Touareg» et qui marchait «pieds nus, en djellaba, avec son fichu sur la tête». Gilles cultive son potager, donne des cours de yoga et travaille aux champs comme saisonnier. Séverine est comptable. Leur premier fils naît en 1993, le second moins de deux ans plus tard. Gilles prie cinq fois par jour et apprend aux enfants la vie sauvage. Pour les vacances, il les emmène au Maroc, dans le désert. Il projette d’y acheter une ferme. Séverine ne suit pas. Alors, il reprend la route. Seul. Il jette l’ancre à Taroudant, où il fait le taxi. Il rencontre une institutrice, Nawal, de presque trente ans sa benjamine. Originaire de Fès, elle deviendra sa femme après s’être brouillée avec ses parents qui rejettent «ce garçon sans situation».
IL ÉCRIT SOUS LE NOM D’OUSSAMA BEN LE GUEN EN 2008
Gilles la fait venir en Provence et s’installe avec elle dans une caravane, sur le terrain de Séverine qui finit par les en déloger. «Ils étaient tous les deux contre la société de consommation», raconte Marie, qui apprécie sa belle-fille. «Elle est gentille comme tout, elle a bon caractère, mais elle est à fond sur l’islam. A la maison, ils passaient leurs matinées avec le Coran. C’est à ce moment-là qu’il s’est durci.» Si Marie trouve Nawal élégante dans ses longues tenues marocaines, elle se fâche contre son fils, sommé de «s’habiller à l’européenne quand il vient à la maison». En 2008, Gilles décide de partir pour de bon. Avec Nawal, il retourne d’abord à Taroudant. Reprend son activité de taxi, tente de travailler sur des chantiers. Le 2 juin 2008, il écrit sous le nom d’Oussama Ben Le Guen : «Tout va bien malgré les difficultés de ces temps de précipitation et d’économie de marché. On a du mal à assurer notre vie quotidienne.» Un an et demi plus tard, il est à Nouakchott d’où il part, en novembre 2009, pour Ayoun El-Atrouss, près de la frontière malienne. Le couple a alors quatre enfants: Youssouf, 6 ans, Salma, 4 ans, Yasmine, 2 ans, et Oussama, âgé de quelques mois. D’Ayoun, il écrit pour la première fois sous le nom d’Abd El Jalile, en avril 2010: «La santé va bien. Youssouf, Salma et Yasmine apprennent à lire et écrire l’arabe avec un professeur et le français avec nous à la maison. […] Avec ce que j’ai économisé de la vente du Land Rover, j’ai acheté deux chameaux et les enfants les montent, cela nous permet de nous déplacer un peu. Bientôt […] inch’Allah! nous partirons au Mali, à Tombouctou. […] Voilà, ma vie est simple. Nous allons certainement partir au mois de janvier 2011 sur la route du Mali, Niger, Soudan avec un troupeau et des chameaux et on verra ce qu’on fera avec cela. A notre époque, il est difficile de comprendre cela. Mais, de notre côté, on a aussi beaucoup de mal à comprendre le monde actuel.» Il demande des nouvelles de ses fils restés en France et s’inquiète de savoir s’ils parlent de lui. En décembre 2010, un petit Ismail vient agrandir la famille. «Le monde est un peu fou, on ne sait pas de quoi demain sera fait, écrit-il deux semaines après sa naissance. Nous remercions Dieu.» Parfois, Nawal ajoute quelques mots: «Abd El Jalile, Salma et Youssouf apprennent le Coran et moi je passe ma journée à travailler à la maison. Notre vie est simple, mais elle est pleine de sens.»
Dans ces missives, rien de menaçant. Gilles se réjouit des photos que lui envoient ses parents, se préoccupe de la santé du grand-père «qui a bien vieilli» et auquel il souhaite «des beaux jours dans ce monde et une autre jeunesse dans l’autre». «Il est très honnête, dit Marie. Ne jamais mentir ni voler, ce sont les préceptes d’un islam normal. On ne peut pas penser que c’est un terroriste.»
Marie a reçu son ultime lettre en mars 2011. Gilles s’y réjouissait: «Maintenant, on peut partir au Mali. Là-bas, on va encore essayer de faire un peu d’élevage et la transhumance dans le nord de l’Afrique. […] En Mauritanie, c’était un peu difficile, on a revendu les chameaux. Inch’Allah! on va essayer au Mali avec les chèvres et les chevaux, peut-être ce sera plus facile.» Un an et demi plus tard, sur Internet, on découvre Gilles partisan d’Aqmi, dont il se dit porte-parole. Près de lui est posée une kalachnikov. Le doux illuminé a basculé.
* Les prénoms ont été changés.Point final
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