Mamadou Diouf, historien sénégalais, ancien directeur du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), dirige depuis 2007 le département d’études africaines de l’Ecole des affaires internationales et publiques de l’Université de Columbia, à New York. Comme nombre de professeurs d’Afrique francophone, il a étudié à La Sorbonne, à Paris, où il n’est pas resté après sa thèse sur le royaume du Cayor au Sénégal, soutenue en 1980 :
« Quand j’ai terminé mes études, c’était presque impossible pour un Africain non Français de trouver un poste en France, où prévaut un système de fonctionnaires qui ne peut pas accommoder des Africains pour des raisons purement idéologiques : ces derniers sont vus dans une logique coloniale, traités avec condescendance et cette idée qu’ils ne sont pas capables de produire du savoir, y compris sur eux-mêmes ! Dans ces conditions, il était très difficile de trouver sa place. Et même dans ce cas, la grande question aurait été de savoir pour y faire quoi… »
Autre aspect du parcours de Mamadou Diouf, qui estime que sa génération était plus intéressée par un retour en Afrique que par une carrière en France : le simple fait que les universités américaines démarchent les professeurs qu’elles souhaitent recruter. L’historien a ainsi été invité à l’université du Michigan en 1999, avant de se voir proposer un poste, suivant la procédure qui s’applique à tous : une présentation de 40 minutes sur un thème, puis 40 minutes de questions posées par ses pairs, la soumission de quinze lettres de recommandation et une négociation sur son salaire et ses conditions de travail.
« Les universités américaines accèdent à vos demandes lorsqu’elles vous considèrent comme suffisamment attractif et important, raconte-t-il. J’ai été traité sur un pied d’égalité, selon les règles qui prévalent pour tout Américain. En comparaison, la France n’a pas les ressources d’une telle politique, ni matérielles ni intellectuelles, car elle n’arrive pas à se décoloniser. »
Un détail qui compte : les recherches sur l’Afrique à Columbia dépendent de la capacité des étudiants à parler les langues africaines. « On ne peut pas faire une thèse sur un pays sans en apprendre la langue », précise Mamadou Diouf. Du coup, le département d’études africaines comprend un volet important d’apprentissage des langues, « parmi lesquelles le français, qui est une langue africaine ! », lance le professeur.
Les Etats-Unis, pôle d’attraction pour le monde entier
Son ami, compatriote et collègue Souleymane Bachir Diagne, philosophe ayant lui aussi travaillé au Codesria avant de s’installer aux Etats-Unis en 1999, estime que « les universités américaines sont devenues des pôles d’attraction pour le monde entier, y compris pour la France ». L’auteur de Comment philosopher en islam (Philippe Rey-Jimsaan, 2014) rappelle qu’à son arrivée à l’université Northwestern à Chicago, il a trouvé au département de philosophie des collègues venus d’Espagne, d’Allemagne, d’Irlande et d’Australie.
Aujourd’hui professeur aux départements de philosophie et d’études françaises de Columbia, à New York, il travaille avec cinq personnes formées comme lui à l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, à Paris. Souleymane Bachir Diagne, qui se rend fréquemment à Dakar où il encadre toujours des thèses, observe certaines réactions de « dépit » dans le monde intellectuel français au sujet d’un champ de connaissances sur l’Afrique « qui lui échappe ».
Sans polémiquer, il fait le constat d’une histoire révolue : « Le Ghanéen Kwasi Wiredu a fait un volume sur la philosophie africaine. Je me suis fait la réflexion que ce travail n’était possible qu’ici, aux Etats-Unis, où se croisent nombre de philosophes venus de toutes les régions du monde et du continent, comme dans les années 1930 et 1940 à Paris, qui était alors le centre du monde noir. »
Et relativise volontiers : « Nos cas, à Mamadou Diouf et moi-même, sont peut-être très apparents, mais le plus important, ce sont les étudiants africains qui viennent et restent aux Etats-Unis pour y faire des carrières universitaires. Chaque fois que je me rends à une conférence, un jeune Sénégalais m’approche et me raconte sa trajectoire. »
Manthia Diawara, un francophone à New York
C’est le cas de Manthia Diawara, écrivain et réalisateur d’origine malienne. L’auteur de In Search of Africa (Cambridge-London-Harvard University Press, 1998) est arrivé jeune de son lycée de Bamako aux Etats-Unis. Professeur de cinéma et de littérature comparée, il dirige l’Institute of Afro-American Affairs de l’Université de New York (NYU) ainsi que le programme d’études africaines (Africana Studies). Il n’a pas « fait » la France, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un regard à la fois admiratif et critique sur cet Hexagone qui fascine tant les Américains : « La République émancipe les individus et prodigue une très bonne éducation, celle par exemple de l’historien guinéen Lansiné Kaba, formé à la Sorbonne et venu enseigner à l’université de l’Illinois puis en Californie. Il est l’incarnation de l’élégance, de la langue française, de la retenue, avec une culture classique qui enthousiasme beaucoup aux Etats-Unis. »
D’un autre côté, Manthia Diawara partage cette opinion courante outre-Atlantique : « Les Français sont arrogants, c’est une maladie ! Même le New York Times pense que la France ne va jamais changer car elle ne veut pas lâcher ses acquis. Une attitude qui s’applique à sa relation avec l’Afrique : la France est prête à aller sauver le Mali, mais pas à l’aider vraiment à se développer dans la francophonie ! »
A cause du multiculturalisme, explique-t-il, beaucoup d’Américains noirs sont venus étudier avec des Haïtiens et des Africains francophones « pour se voir dans le miroir de la littérature africaine ou caribéenne ». « Du coup, les universités ont besoin de professeurs qui enseignent Edouard Glissant, Maryse Condé ou Yambo Ouologuem, des auteurs qu’on n’enseigne pas en France, plutôt que Baudelaire, Victor Hugo ou Rimbaud. Cette demande a donné une grande force aux professeurs africains, qui peuvent y répondre. »
S’il estime qu’on ne « peut pas blâmer la France, ses universités pourraient se dire que la meilleure des choses qu’elles puissent vendre, c’est cette littérature francophone qui pourrait servir les imaginaires de la France elle-même. Un pays qui a produit des Césaire, Fanon et Glissant, aujourd’hui plus connus aux Etats-Unis ».
Achille Mbembe à contre-courant
Pour l’essayiste renommé Achille Mbembe, historien et politologue camerounais formé à la Sorbonne et Sciences-Po Paris, le parcours s’est fait en sens inverse : d’abord attiré par les Etats-Unis, qu’il trouve plus ouverts que la France et où il enseigne à Columbia (1988-1991) puis à l’Université de Pennsylvanie (1992-1996), il prend « à mi-chemin » la décision de rejoindre l’Afrique, d’abord au Codesria à Dakar puis à l’université du Witwatersrand à Johannesburg.
« Je suis retourné en Afrique, explique-t-il, parce que je voulais contribuer à l’émergence, sur le continent lui-même, d’une sphère intellectuelle compétitive et internationale. »
L’auteur de Politiques de l’inimitié (La Découverte, Paris, 2016), garde un pied aux Etats-Unis, où il passe un trimestre par an à enseigner à Duke et Harvard.
A Johannesburg, il travaille au Wits Intstitute for Social and Economic Research (WISER), le plus grand institut de sciences humaines sur le continent. Il a mis en place le Johannesburg Workshop in Theory and Criticism qui attire chaque année de grands penseurs internationaux, et créé une revue électronique, The Salon, qui publie des penseurs comme Paul Gilroy, Valentin Mudimbe, Arjun Appadurai, etc. « La visée est de participer à la circulation internationale des cerveaux à partir de l’Afrique et de transformer celle-ci en lieu de production d’une pensée de calibre international. »
La France y perd-elle beaucoup ? Réponse d’Achille Mbembe : « Je contribue à l’essor d’une pensée de langue française, qui n’est pas une pensée franco-française. Le drame de la France sur le plan des idées est son franco-centrisme. C’est cette tare qui a éloigné d’elle l’intelligentsia africaine d’expression francaise. »
Joignant l’acte à la parole, Achille Mbembe pense et agit dans une perspective « non pas d’expatriation » mais de « mouvement et triangulation » qui lui est chère. « Ce qui donne force à ma réflexion, c’est le fait qu’elle naît du continent, mais qu’elle a une portée internationale, poursuit-il. Une perspective différente de celle d’autres intellectuels africains qui sont purement et simplement installés aux Etats-Unis. »
Avec RFI
« Quand j’ai terminé mes études, c’était presque impossible pour un Africain non Français de trouver un poste en France, où prévaut un système de fonctionnaires qui ne peut pas accommoder des Africains pour des raisons purement idéologiques : ces derniers sont vus dans une logique coloniale, traités avec condescendance et cette idée qu’ils ne sont pas capables de produire du savoir, y compris sur eux-mêmes ! Dans ces conditions, il était très difficile de trouver sa place. Et même dans ce cas, la grande question aurait été de savoir pour y faire quoi… »
Autre aspect du parcours de Mamadou Diouf, qui estime que sa génération était plus intéressée par un retour en Afrique que par une carrière en France : le simple fait que les universités américaines démarchent les professeurs qu’elles souhaitent recruter. L’historien a ainsi été invité à l’université du Michigan en 1999, avant de se voir proposer un poste, suivant la procédure qui s’applique à tous : une présentation de 40 minutes sur un thème, puis 40 minutes de questions posées par ses pairs, la soumission de quinze lettres de recommandation et une négociation sur son salaire et ses conditions de travail.
« Les universités américaines accèdent à vos demandes lorsqu’elles vous considèrent comme suffisamment attractif et important, raconte-t-il. J’ai été traité sur un pied d’égalité, selon les règles qui prévalent pour tout Américain. En comparaison, la France n’a pas les ressources d’une telle politique, ni matérielles ni intellectuelles, car elle n’arrive pas à se décoloniser. »
Un détail qui compte : les recherches sur l’Afrique à Columbia dépendent de la capacité des étudiants à parler les langues africaines. « On ne peut pas faire une thèse sur un pays sans en apprendre la langue », précise Mamadou Diouf. Du coup, le département d’études africaines comprend un volet important d’apprentissage des langues, « parmi lesquelles le français, qui est une langue africaine ! », lance le professeur.
Les Etats-Unis, pôle d’attraction pour le monde entier
Son ami, compatriote et collègue Souleymane Bachir Diagne, philosophe ayant lui aussi travaillé au Codesria avant de s’installer aux Etats-Unis en 1999, estime que « les universités américaines sont devenues des pôles d’attraction pour le monde entier, y compris pour la France ». L’auteur de Comment philosopher en islam (Philippe Rey-Jimsaan, 2014) rappelle qu’à son arrivée à l’université Northwestern à Chicago, il a trouvé au département de philosophie des collègues venus d’Espagne, d’Allemagne, d’Irlande et d’Australie.
Aujourd’hui professeur aux départements de philosophie et d’études françaises de Columbia, à New York, il travaille avec cinq personnes formées comme lui à l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, à Paris. Souleymane Bachir Diagne, qui se rend fréquemment à Dakar où il encadre toujours des thèses, observe certaines réactions de « dépit » dans le monde intellectuel français au sujet d’un champ de connaissances sur l’Afrique « qui lui échappe ».
Sans polémiquer, il fait le constat d’une histoire révolue : « Le Ghanéen Kwasi Wiredu a fait un volume sur la philosophie africaine. Je me suis fait la réflexion que ce travail n’était possible qu’ici, aux Etats-Unis, où se croisent nombre de philosophes venus de toutes les régions du monde et du continent, comme dans les années 1930 et 1940 à Paris, qui était alors le centre du monde noir. »
Et relativise volontiers : « Nos cas, à Mamadou Diouf et moi-même, sont peut-être très apparents, mais le plus important, ce sont les étudiants africains qui viennent et restent aux Etats-Unis pour y faire des carrières universitaires. Chaque fois que je me rends à une conférence, un jeune Sénégalais m’approche et me raconte sa trajectoire. »
Manthia Diawara, un francophone à New York
C’est le cas de Manthia Diawara, écrivain et réalisateur d’origine malienne. L’auteur de In Search of Africa (Cambridge-London-Harvard University Press, 1998) est arrivé jeune de son lycée de Bamako aux Etats-Unis. Professeur de cinéma et de littérature comparée, il dirige l’Institute of Afro-American Affairs de l’Université de New York (NYU) ainsi que le programme d’études africaines (Africana Studies). Il n’a pas « fait » la France, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un regard à la fois admiratif et critique sur cet Hexagone qui fascine tant les Américains : « La République émancipe les individus et prodigue une très bonne éducation, celle par exemple de l’historien guinéen Lansiné Kaba, formé à la Sorbonne et venu enseigner à l’université de l’Illinois puis en Californie. Il est l’incarnation de l’élégance, de la langue française, de la retenue, avec une culture classique qui enthousiasme beaucoup aux Etats-Unis. »
D’un autre côté, Manthia Diawara partage cette opinion courante outre-Atlantique : « Les Français sont arrogants, c’est une maladie ! Même le New York Times pense que la France ne va jamais changer car elle ne veut pas lâcher ses acquis. Une attitude qui s’applique à sa relation avec l’Afrique : la France est prête à aller sauver le Mali, mais pas à l’aider vraiment à se développer dans la francophonie ! »
A cause du multiculturalisme, explique-t-il, beaucoup d’Américains noirs sont venus étudier avec des Haïtiens et des Africains francophones « pour se voir dans le miroir de la littérature africaine ou caribéenne ». « Du coup, les universités ont besoin de professeurs qui enseignent Edouard Glissant, Maryse Condé ou Yambo Ouologuem, des auteurs qu’on n’enseigne pas en France, plutôt que Baudelaire, Victor Hugo ou Rimbaud. Cette demande a donné une grande force aux professeurs africains, qui peuvent y répondre. »
S’il estime qu’on ne « peut pas blâmer la France, ses universités pourraient se dire que la meilleure des choses qu’elles puissent vendre, c’est cette littérature francophone qui pourrait servir les imaginaires de la France elle-même. Un pays qui a produit des Césaire, Fanon et Glissant, aujourd’hui plus connus aux Etats-Unis ».
Achille Mbembe à contre-courant
Pour l’essayiste renommé Achille Mbembe, historien et politologue camerounais formé à la Sorbonne et Sciences-Po Paris, le parcours s’est fait en sens inverse : d’abord attiré par les Etats-Unis, qu’il trouve plus ouverts que la France et où il enseigne à Columbia (1988-1991) puis à l’Université de Pennsylvanie (1992-1996), il prend « à mi-chemin » la décision de rejoindre l’Afrique, d’abord au Codesria à Dakar puis à l’université du Witwatersrand à Johannesburg.
« Je suis retourné en Afrique, explique-t-il, parce que je voulais contribuer à l’émergence, sur le continent lui-même, d’une sphère intellectuelle compétitive et internationale. »
L’auteur de Politiques de l’inimitié (La Découverte, Paris, 2016), garde un pied aux Etats-Unis, où il passe un trimestre par an à enseigner à Duke et Harvard.
A Johannesburg, il travaille au Wits Intstitute for Social and Economic Research (WISER), le plus grand institut de sciences humaines sur le continent. Il a mis en place le Johannesburg Workshop in Theory and Criticism qui attire chaque année de grands penseurs internationaux, et créé une revue électronique, The Salon, qui publie des penseurs comme Paul Gilroy, Valentin Mudimbe, Arjun Appadurai, etc. « La visée est de participer à la circulation internationale des cerveaux à partir de l’Afrique et de transformer celle-ci en lieu de production d’une pensée de calibre international. »
La France y perd-elle beaucoup ? Réponse d’Achille Mbembe : « Je contribue à l’essor d’une pensée de langue française, qui n’est pas une pensée franco-française. Le drame de la France sur le plan des idées est son franco-centrisme. C’est cette tare qui a éloigné d’elle l’intelligentsia africaine d’expression francaise. »
Joignant l’acte à la parole, Achille Mbembe pense et agit dans une perspective « non pas d’expatriation » mais de « mouvement et triangulation » qui lui est chère. « Ce qui donne force à ma réflexion, c’est le fait qu’elle naît du continent, mais qu’elle a une portée internationale, poursuit-il. Une perspective différente de celle d’autres intellectuels africains qui sont purement et simplement installés aux Etats-Unis. »
Avec RFI