Niafrang aurait pu rester un petit village anonyme du sud du Sénégal inconnu du reste du monde. D’ailleurs nombre de Sénégalais, hormis quelques fonctionnaires ou militants écologistes, n’en ont jamais entendu parler. Ailleurs dans le monde, là où se négocient à coups de millions de dollars les gros contrats miniers, Niafrang (qui s’orthographie également Niafourang) n’est pas inconnu. Dans ces milieux-là, on placerait facilement ce petit village de la côte casamançaise sur une carte.
Depuis 2004 [l’entreprise australienne d’extraction minière] Carnegie Minerals et aujourd’hui l’entreprise sino-australienne Astron Ltd. [et sa filiale] Senegal Mineral Resources Ltd. s’intéressent à Niafrang et en parlent. Ils ne sont pas les seuls. D’autres personnes s’intéressent à ce petit village. Ce sont des touristes habitués à y passer leurs vacances, qui aident dans la mobilisation des mouvements écologistes à l’étranger et apportent leur soutien aux communautés locales, opposées au projet d’exploitation minière.
L’objet de cet intérêt pour Niafrang : son sable. Du sable qui, contient un minerai très convoité par les uns… le zircon. Pour les autres, ce même sable forme une dune qui fait partie d’un écosystème paradisiaque, à “sauvegarder” à tout prix.
L’histoire commence en novembre 2004. Munis d’un permis d’exploration (délivré pour la première fois à Carnegie Minerals par le gouvernement sénégalais, puis renouvelé plusieurs fois jusqu’en novembre 2011), selon des documents d’Astron, les responsables de ces sociétés parcourent le monde pour parler du “projet Niafrang” et de ses belles promesses : zircon, titane et plus.
Le zircon est utilisé dans des secteurs aussi différents que la joaillerie et l’industrie nucléaire. Il constitue, selon les spécialistes, un produit de substitution du diamant. Il peut aussi aider à la construction de “sarcophages” [enceintes de confinement] pour les déchets nucléaires. A moins d’une demi-douzaine de kilomètres de Niafrang, dans la Gambie voisine, Carnegie et Astron ont découvert également un autre filon de zircon, dont la production est vendue à la Chine et qui a déjà rapporté des millions de dollars.
Les projections étaient reluisantes au départ, avec un potentiel de 3,4 millions de tonnes de sable et une teneur en minerais lourds de 16 %. Avec ces chiffres, Carnegie prévoyait d’engranger 8 millions de dollars (autant qu’en Gambie) par an sur le zircon sénégalais à partir de la mine de Niafrang. L’espoir était de voir la mine entrer dans la phase de production en 2009. Six ans après, la production n’a pas démarré et les comptes de la société s’en ressentent. D’autant plus que la société a aussi arrêté ses opérations en Gambie à la suite d’un litige avec le gouvernement de Banjul.
Paysage de la “dune de Niafrang”, avril 2013. PHOTO LUCA HOSSEINI
Près d’une décennie plus tard, Astron, qui a repris le projet des mains de Carnegie, tient le même discours aux investisseurs. Comme lors de ce “Forum sur l’investissement au Sénégal” organisé en Grande-Bretagne en 2013, où la société Astron/Senegal Mineral Resources a fait une présentation [dans laquelle elle parlait] du “potentiel” de Niafrang, promettant de faire entrer ses partenaires dans “l’ère du zircon et du titane”. La valeur nette du projet à l’époque (2013), selon ce document d’Astron/Senegal Mineral Resources, était de 92 millions de dollars.
Problème : à Niafrang même, une partie de la population se dresse contre la décision du gouvernement d’autoriser la phase d’exploitation, disant craindre pour la santé des résidents, la dégradation de l’environnement et des retombées économiques dérisoires. Une information que les sociétés minières passent sous silence.
Fin juin 2015, un reporter d’Ouestaf News s’est rendu à Niafrang. La mobilisation contre le projet est toujours là. Réelle, vive chez certains, voire porteuse de dangers, vu leur détermination. Cela, Astron et Senegal Mineral Resources n’en parlent pas non plus. Quand on évoque le sujet avec un de leurs partenaires au Sénégal, celui-ci préfère minimiser. Pourtant, de mobilisations en pétitions, un comité de lutte en place depuis quelques années a affiché publiquement et à plusieurs reprises son hostilité à un projet qui fera subir des préjudices énormes à sa localité si l’exploitation démarre, selon Ousmane Sané, un des membres les plus actifs de ce comité.
Zones d’ombre
Aujourd’hui, au sein de la population elle-même, deux camps s’opposent, à Niafrang et dans les localités environnantes. L’un est désormais favorable à la société minière. Contre quelles promesses ? Les accusations fusent mais restent difficiles à étayer. Tout cela, Astron n’en parle pas. Quant à ceux qui s’opposent au projet, voici leurs principales craintes : la disparition de la dune de sable, qui à ce jour protège le littoral et empêche la mer d’envahir les villages environnants ; les techniques de forage utilisées pour l’exploitation du zircon et leur impact sur la nappe phréatique ; les risques de maladies respiratoires ou de cancer ; la remise en cause d’une aire marine protégée par une décision gouvernementale ; et le peu de perspectives d’emploi pour une population rurale qui, au mieux, serait réduite à avoir des statuts d’ouvriers ou d’agents de sécurité dans la mine.
Habitante de Niafrang opposée au projet d’extraction minière de l’entreprise Astron, avril 2013. PHOTO LUCA HOSSEINI
Interrogé sur ces accusations, un partenaire local d’Astron, Ibrahima Diaw, consultant dont le cabinet a travaillé sur l’étude d’impact environnemental pour le compte de Carnegie Minerals, les rejette. De même qu’il défie quiconque de prouver que le projet d’impact environnemental a été “bâclé”, comme cela se dit. L’étude a été faite dans les règles de l’art – assure-t-il – et le projet ne serait pas accepté par le gouvernement si ce n’était pas le cas. A son tour, il accuse quelques touristes et vacanciers européens souhaitant garder Niafrang en l’état de faire mener une bataille par procuration.
Ces Européens en vacances ou établis dans la zone, et dont certains disposent de campements touristiques sur place, “rêvent de vacances, et pour eux la Casamance, comme l’Afrique, n’est qu’une terre de vacances. Pour eux, on n’a pas droit au développement. Pour eux l’Afrique, c’est la fête, la bamboula”, rétorque Diaw.
Dans leurs déclarations et pétitions, les membres du Comité de lutte de Niafrang n’évoquent guère cette présence des Européens, préférant s’appesantir sur les risques écologiques, sanitaires, sociaux. Mais, interrogés par Ouestaf News, ils admettent que des Européens sont présents dans la zone, et que certains des membres du Comité de lutte [ont des] liens matrimoniaux avec ces Européens.
Un sous-préfet enlevé et assassiné
Les malentendus ne s’arrêtent pas là. Le projet Niafrang, selon les populations, ce sont 750 kilomètres carrés de côtes de la région sud du Sénégal qui seraient menacées par l’exploitation du zircon. Les derniers rapports d’Astron/Senegal Minerals Ltd. parlent d’une licence qui couvre 410 kilomètres carrés. Le Comité de lutte insiste sur “l’empiétement” du projet sur l’aire marine protégée. Mais le consultant de Carnegie/Astron, Ibrahima Diaw, argue qu’“aucun centimètre” de l’aire marine protégée n’est affecté par le projet, qui dépasse quand même les limites du village de Niafrang. Le gouvernement n’ayant pas réagi à notre demande d’interview, on ne peut savoir qui des deux dit vrai.
A côté de Niafrang, dont le nom porte le projet, il y a deux autres villages situés dans le même périmètre et directement concernés : Abene et Kabadjo (encore orthographié Cabadio ou Cabadjo). Indirectement, ce sont quelque 44 villages tout autour qui, selon les populations, seraient affectés à terme. D’ailleurs, au tout début du projet, chacun des deux villages que sont Niafrang et Kabadjo avait voulu que ses résidents bénéficient des retombées économiques et sociales du projet en termes d’emploi. A l’époque, il n’y avait pas encore de Comité de lutte et l’administration locale avait arbitré pour que les éventuels emplois soient répartis entre les deux communautés.
Gorgui Mbengue, à l’époque sous-préfet de Diouloulou (circonscription administrative dont dépend la zone couverte par le projet zircon), a été cité lors de nos investigations comme ayant été celui qui a aidé à dénouer la situation. Sauf qu’aujourd’hui Gorgui Mbengue n’est plus de ce monde pour pouvoir infirmer ou confirmer la véracité de cette information : il a été enlevé et assassiné le 2 janvier 2006 par des éléments supposés appartenir à la rébellion indépendantiste du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC).
Cultivatrice dans son jardin, sur la “dune” de Niafrang, avril 2013. PHOTO LUCA HOSSEINI
A l’époque, le MFDC menait encore avec violence son combat pour l’indépendance de la Casamance. Le sous-préfet Mbengue a-t-il été assassiné simplement en raison de son statut de “représentant” de l’Etat ou pour son rôle dans le projet zircon ? Difficile à dire, les autorités n’ayant jamais rendu publiques les enquêtes sur les raisons de son assassinat.
S’il s’avérait qu’il a été tué parce qu’il était en exercice dans la zone où se trouve le zircon, Gorgui Mbengue pourrait être ajouté aux plus de 380 personnes décédées et recensées par le Consortium international des journalistes d’investigation (Icij) dans des affaires directement ou indirectement liées à la présence des sociétés minières australiennes en Afrique.
Les opposants au projet disent avoir d’autant plus peur qu’ils ont “vu les effets” de l’exploitation du zircon dans la Gambie voisine, sur un site situé à quelques kilomètres, de l’autre côté de la frontière. Ce projet a pris fin depuis, à la suite d’un litige avec le gouvernement gambien, qui a accusé Carnegie de ne pas respecter tous ses engagements, et d’exporter bien plus que les produits pour lesquels la société avait une licence. La société minière a réfuté ces allégations et porté l’affaire en justice. Dans son dernier rapport, elle dit avoir eu gain de cause et attend d’être dédommagée pour les pertes subies. Cela reste à vérifier.
Pour le cas de Niafrang, les opérations d’exploitation n’ayant pas encore démarré, on est encore dans les hypothèses et la spéculation. D’un côté, la société minière avec ses projections optimistes et ses assurances ; de l’autre, des communautés prévoyant un désastre écologique qui détruirait leurs rizières, leurs mangroves, leur cadre de vie, l’ensemble de leur écosystème. Une petite phrase enfouie dans un document technique réalisé par un professeur de l’Université de Dakar, Serigne Faye, du département de géologie, pour le compte de la société Carnegie signale quand même que la nappe phréatique présente des “risques de vulnérabilité”.
En Casamance, le dialogue cède le pas aux armes
Dans les documents publics, ce risque n’est pas mentionné. Alors qu’il était ministre de l’Environnement dans le premier gouvernement du président Macky Sall (élu en 2012), Ali Haïdar a déclaré : “Il n’est pas possible que le gouvernement s’engage vers un projet à l’encontre des décisions […] et de la volonté des populations.” Le ministre a alors précisé qu’il avait de sérieuses inquiétudes à propos de l’environnement. Ces “considérations environnementales, à mon sens, font que c’est un projet qui n’a pas d’avenir”, affirmera Ali Haïdar dans un document vidéo qu’a pu voir Ouestaf News.
Plus grave encore, Ali Haïdar a mis en doute, dans le même enregistrement, les conditions d’octroi de la licence par l’ancien gouvernement du président Abdoulaye Wade. Ce qu’Ali Haïdar ne dit pas dans l’enregistrement, c’est que, lorsque l’arrêté ministériel n° 10455 MEM-DMG, en date du 26 novembre 2004, a été signé pour accorder à la société minière australienne Carnegie son permis d’exploration, Macky Sall, actuel président du Sénégal, œuvrait pour le régime d’Abdoulaye Wade. [Ce régime est aujourd’hui dénoncé par Ali Haïdar, qui a quitté le gouvernement de Macky Sall.]
En 2004, Macky Sall était Premier ministre après avoir été successivement conseiller du président pour les mines et ministre des Mines entre 2000 et 2003.
Malgré notre insistance, le ministère des Mines n’a pas voulu répondre à nos questions au sujet des positions actuelles du gouvernement sur ce projet. De même, nous attendons encore des réponses d’Astron à toutes ces allégations portées contre elle.
Depuis 2004 [l’entreprise australienne d’extraction minière] Carnegie Minerals et aujourd’hui l’entreprise sino-australienne Astron Ltd. [et sa filiale] Senegal Mineral Resources Ltd. s’intéressent à Niafrang et en parlent. Ils ne sont pas les seuls. D’autres personnes s’intéressent à ce petit village. Ce sont des touristes habitués à y passer leurs vacances, qui aident dans la mobilisation des mouvements écologistes à l’étranger et apportent leur soutien aux communautés locales, opposées au projet d’exploitation minière.
L’objet de cet intérêt pour Niafrang : son sable. Du sable qui, contient un minerai très convoité par les uns… le zircon. Pour les autres, ce même sable forme une dune qui fait partie d’un écosystème paradisiaque, à “sauvegarder” à tout prix.
L’histoire commence en novembre 2004. Munis d’un permis d’exploration (délivré pour la première fois à Carnegie Minerals par le gouvernement sénégalais, puis renouvelé plusieurs fois jusqu’en novembre 2011), selon des documents d’Astron, les responsables de ces sociétés parcourent le monde pour parler du “projet Niafrang” et de ses belles promesses : zircon, titane et plus.
Le zircon est utilisé dans des secteurs aussi différents que la joaillerie et l’industrie nucléaire. Il constitue, selon les spécialistes, un produit de substitution du diamant. Il peut aussi aider à la construction de “sarcophages” [enceintes de confinement] pour les déchets nucléaires. A moins d’une demi-douzaine de kilomètres de Niafrang, dans la Gambie voisine, Carnegie et Astron ont découvert également un autre filon de zircon, dont la production est vendue à la Chine et qui a déjà rapporté des millions de dollars.
Les projections étaient reluisantes au départ, avec un potentiel de 3,4 millions de tonnes de sable et une teneur en minerais lourds de 16 %. Avec ces chiffres, Carnegie prévoyait d’engranger 8 millions de dollars (autant qu’en Gambie) par an sur le zircon sénégalais à partir de la mine de Niafrang. L’espoir était de voir la mine entrer dans la phase de production en 2009. Six ans après, la production n’a pas démarré et les comptes de la société s’en ressentent. D’autant plus que la société a aussi arrêté ses opérations en Gambie à la suite d’un litige avec le gouvernement de Banjul.
Paysage de la “dune de Niafrang”, avril 2013. PHOTO LUCA HOSSEINI
Près d’une décennie plus tard, Astron, qui a repris le projet des mains de Carnegie, tient le même discours aux investisseurs. Comme lors de ce “Forum sur l’investissement au Sénégal” organisé en Grande-Bretagne en 2013, où la société Astron/Senegal Mineral Resources a fait une présentation [dans laquelle elle parlait] du “potentiel” de Niafrang, promettant de faire entrer ses partenaires dans “l’ère du zircon et du titane”. La valeur nette du projet à l’époque (2013), selon ce document d’Astron/Senegal Mineral Resources, était de 92 millions de dollars.
Problème : à Niafrang même, une partie de la population se dresse contre la décision du gouvernement d’autoriser la phase d’exploitation, disant craindre pour la santé des résidents, la dégradation de l’environnement et des retombées économiques dérisoires. Une information que les sociétés minières passent sous silence.
Fin juin 2015, un reporter d’Ouestaf News s’est rendu à Niafrang. La mobilisation contre le projet est toujours là. Réelle, vive chez certains, voire porteuse de dangers, vu leur détermination. Cela, Astron et Senegal Mineral Resources n’en parlent pas non plus. Quand on évoque le sujet avec un de leurs partenaires au Sénégal, celui-ci préfère minimiser. Pourtant, de mobilisations en pétitions, un comité de lutte en place depuis quelques années a affiché publiquement et à plusieurs reprises son hostilité à un projet qui fera subir des préjudices énormes à sa localité si l’exploitation démarre, selon Ousmane Sané, un des membres les plus actifs de ce comité.
Zones d’ombre
Aujourd’hui, au sein de la population elle-même, deux camps s’opposent, à Niafrang et dans les localités environnantes. L’un est désormais favorable à la société minière. Contre quelles promesses ? Les accusations fusent mais restent difficiles à étayer. Tout cela, Astron n’en parle pas. Quant à ceux qui s’opposent au projet, voici leurs principales craintes : la disparition de la dune de sable, qui à ce jour protège le littoral et empêche la mer d’envahir les villages environnants ; les techniques de forage utilisées pour l’exploitation du zircon et leur impact sur la nappe phréatique ; les risques de maladies respiratoires ou de cancer ; la remise en cause d’une aire marine protégée par une décision gouvernementale ; et le peu de perspectives d’emploi pour une population rurale qui, au mieux, serait réduite à avoir des statuts d’ouvriers ou d’agents de sécurité dans la mine.
Habitante de Niafrang opposée au projet d’extraction minière de l’entreprise Astron, avril 2013. PHOTO LUCA HOSSEINI
Interrogé sur ces accusations, un partenaire local d’Astron, Ibrahima Diaw, consultant dont le cabinet a travaillé sur l’étude d’impact environnemental pour le compte de Carnegie Minerals, les rejette. De même qu’il défie quiconque de prouver que le projet d’impact environnemental a été “bâclé”, comme cela se dit. L’étude a été faite dans les règles de l’art – assure-t-il – et le projet ne serait pas accepté par le gouvernement si ce n’était pas le cas. A son tour, il accuse quelques touristes et vacanciers européens souhaitant garder Niafrang en l’état de faire mener une bataille par procuration.
Ces Européens en vacances ou établis dans la zone, et dont certains disposent de campements touristiques sur place, “rêvent de vacances, et pour eux la Casamance, comme l’Afrique, n’est qu’une terre de vacances. Pour eux, on n’a pas droit au développement. Pour eux l’Afrique, c’est la fête, la bamboula”, rétorque Diaw.
Dans leurs déclarations et pétitions, les membres du Comité de lutte de Niafrang n’évoquent guère cette présence des Européens, préférant s’appesantir sur les risques écologiques, sanitaires, sociaux. Mais, interrogés par Ouestaf News, ils admettent que des Européens sont présents dans la zone, et que certains des membres du Comité de lutte [ont des] liens matrimoniaux avec ces Européens.
Un sous-préfet enlevé et assassiné
Les malentendus ne s’arrêtent pas là. Le projet Niafrang, selon les populations, ce sont 750 kilomètres carrés de côtes de la région sud du Sénégal qui seraient menacées par l’exploitation du zircon. Les derniers rapports d’Astron/Senegal Minerals Ltd. parlent d’une licence qui couvre 410 kilomètres carrés. Le Comité de lutte insiste sur “l’empiétement” du projet sur l’aire marine protégée. Mais le consultant de Carnegie/Astron, Ibrahima Diaw, argue qu’“aucun centimètre” de l’aire marine protégée n’est affecté par le projet, qui dépasse quand même les limites du village de Niafrang. Le gouvernement n’ayant pas réagi à notre demande d’interview, on ne peut savoir qui des deux dit vrai.
A côté de Niafrang, dont le nom porte le projet, il y a deux autres villages situés dans le même périmètre et directement concernés : Abene et Kabadjo (encore orthographié Cabadio ou Cabadjo). Indirectement, ce sont quelque 44 villages tout autour qui, selon les populations, seraient affectés à terme. D’ailleurs, au tout début du projet, chacun des deux villages que sont Niafrang et Kabadjo avait voulu que ses résidents bénéficient des retombées économiques et sociales du projet en termes d’emploi. A l’époque, il n’y avait pas encore de Comité de lutte et l’administration locale avait arbitré pour que les éventuels emplois soient répartis entre les deux communautés.
Gorgui Mbengue, à l’époque sous-préfet de Diouloulou (circonscription administrative dont dépend la zone couverte par le projet zircon), a été cité lors de nos investigations comme ayant été celui qui a aidé à dénouer la situation. Sauf qu’aujourd’hui Gorgui Mbengue n’est plus de ce monde pour pouvoir infirmer ou confirmer la véracité de cette information : il a été enlevé et assassiné le 2 janvier 2006 par des éléments supposés appartenir à la rébellion indépendantiste du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC).
Cultivatrice dans son jardin, sur la “dune” de Niafrang, avril 2013. PHOTO LUCA HOSSEINI
A l’époque, le MFDC menait encore avec violence son combat pour l’indépendance de la Casamance. Le sous-préfet Mbengue a-t-il été assassiné simplement en raison de son statut de “représentant” de l’Etat ou pour son rôle dans le projet zircon ? Difficile à dire, les autorités n’ayant jamais rendu publiques les enquêtes sur les raisons de son assassinat.
S’il s’avérait qu’il a été tué parce qu’il était en exercice dans la zone où se trouve le zircon, Gorgui Mbengue pourrait être ajouté aux plus de 380 personnes décédées et recensées par le Consortium international des journalistes d’investigation (Icij) dans des affaires directement ou indirectement liées à la présence des sociétés minières australiennes en Afrique.
Les opposants au projet disent avoir d’autant plus peur qu’ils ont “vu les effets” de l’exploitation du zircon dans la Gambie voisine, sur un site situé à quelques kilomètres, de l’autre côté de la frontière. Ce projet a pris fin depuis, à la suite d’un litige avec le gouvernement gambien, qui a accusé Carnegie de ne pas respecter tous ses engagements, et d’exporter bien plus que les produits pour lesquels la société avait une licence. La société minière a réfuté ces allégations et porté l’affaire en justice. Dans son dernier rapport, elle dit avoir eu gain de cause et attend d’être dédommagée pour les pertes subies. Cela reste à vérifier.
Pour le cas de Niafrang, les opérations d’exploitation n’ayant pas encore démarré, on est encore dans les hypothèses et la spéculation. D’un côté, la société minière avec ses projections optimistes et ses assurances ; de l’autre, des communautés prévoyant un désastre écologique qui détruirait leurs rizières, leurs mangroves, leur cadre de vie, l’ensemble de leur écosystème. Une petite phrase enfouie dans un document technique réalisé par un professeur de l’Université de Dakar, Serigne Faye, du département de géologie, pour le compte de la société Carnegie signale quand même que la nappe phréatique présente des “risques de vulnérabilité”.
En Casamance, le dialogue cède le pas aux armes
Dans les documents publics, ce risque n’est pas mentionné. Alors qu’il était ministre de l’Environnement dans le premier gouvernement du président Macky Sall (élu en 2012), Ali Haïdar a déclaré : “Il n’est pas possible que le gouvernement s’engage vers un projet à l’encontre des décisions […] et de la volonté des populations.” Le ministre a alors précisé qu’il avait de sérieuses inquiétudes à propos de l’environnement. Ces “considérations environnementales, à mon sens, font que c’est un projet qui n’a pas d’avenir”, affirmera Ali Haïdar dans un document vidéo qu’a pu voir Ouestaf News.
Plus grave encore, Ali Haïdar a mis en doute, dans le même enregistrement, les conditions d’octroi de la licence par l’ancien gouvernement du président Abdoulaye Wade. Ce qu’Ali Haïdar ne dit pas dans l’enregistrement, c’est que, lorsque l’arrêté ministériel n° 10455 MEM-DMG, en date du 26 novembre 2004, a été signé pour accorder à la société minière australienne Carnegie son permis d’exploration, Macky Sall, actuel président du Sénégal, œuvrait pour le régime d’Abdoulaye Wade. [Ce régime est aujourd’hui dénoncé par Ali Haïdar, qui a quitté le gouvernement de Macky Sall.]
En 2004, Macky Sall était Premier ministre après avoir été successivement conseiller du président pour les mines et ministre des Mines entre 2000 et 2003.
Malgré notre insistance, le ministère des Mines n’a pas voulu répondre à nos questions au sujet des positions actuelles du gouvernement sur ce projet. De même, nous attendons encore des réponses d’Astron à toutes ces allégations portées contre elle.