Avant tout, le continent africain doit prendre le contrôle sur le COVID-19, ce qui exige d’assurer un accès équitable aux vaccins. En l’état actuel des choses, plusieurs économies développées sont en voie d’atteindre une vaccination généralisée dans les prochains mois. Or, l’Afrique peine de son côté à réunir les 90 millions de doses dont elle a besoin pour vacciner ses 3 % d’habitants prioritaires, à savoir les travailleurs de santé et les catégories les plus vulnérables.
C’est un véritable drame humanitaire auquel nous assistons : chaque jour au cours duquel les personnes les plus à risque sont privées d’accès aux vaccins contre le COVID-19 est un jour au cours duquel des êtres humains meurent inutilement. Mais il s’agit également d’un drame économique : d’après une étude du National Bureau of Economic Research, si les pays développés continuent d’accaparer massivement les doses de vaccins, l’économie mondiale pourrait enregistrer des pertes de plus de 9 000 milliards $ en 2021.
Certaines nouvelles prometteuses sont néanmoins à souligner. L’administration du président américain Joe Biden s’est récemment engagée à rejoindre 100 autres pays déterminés à obtenir une levée temporaire des règles de propriété intellectuelle de l’Organisation mondiale du commerce face au COVID-19. La possibilité pour les États de fabriquer des versions génériques devrait, espérons-le, faciliter le développement rapide de la production de vaccins, permettant ainsi à tous les pays de vacciner leur population sans tarder.
L’endiguement de la pandémie ne constitue néanmoins qu’une première étape. L’Afrique doit également renforcer la résilience de ses systèmes de santé et chaînes d’approvisionnement. La réussite dépendra largement de l’implication des pays dans cette forme de collaboration et de solidarité qui a caractérisé la réponse à la pandémie.
L’Afrique n’était absolument pas préparée à faire face au COVID-19. Avant la pandémie, le manque de financements annuels pour la santé sur le continent représentait déjà 66 milliards $, et 550 millions de personnes ne disposait d’aucune identité légale, rendant extrêmement difficile pour les autorités de santé la possibilité de tester, traiter et identifier les groupes prioritaires pour la vaccination.
Les fabricants basés en Afrique n’étaient déjà pas en capacité de répondre à plus de 2 % des besoins du continent en médicaments, et 1 % des besoins en vaccins. En 2018, près de 96 % des importations pharmaceutiques des pays africains provenaient de l’extérieur du continent. Les chaînes d’approvisionnement alimentaires sont tout aussi vulnérables : 82,2 % des importations alimentaires provenaient de l’extérieur de l’Afrique en 2018.
La combinaison des perturbations commerciales et des politiques protectionnistes durant la pandémie a révélé toute la vulnérabilité de ces chaînes logistiques mondiales « optimisées ». C’est la raison pour laquelle, en plus d’accroître l’investissement dans les systèmes de santé, l’Afrique doit œuvrer pour diversifier ses chaînes d’approvisionnement dans plusieurs secteurs stratégiques, et développer des chaînes de valeur régionales.
Il doit notamment s’agir de renforcer la capacité locale à fabriquer des vaccins, diagnostics et produits thérapeutiques. Pour appuyer cet effort, il est nécessaire que les gouvernements ratifient le Traité portant création de l’Agence africaine des médicaments, et qu’ils commencent à collaborer autour de normes de qualité et normes réglementaires communes.
Au-delà des chaînes d’approvisionnement, les pays africains – pour beaucoup très dépendants du pétrole, des matières premières et du tourisme – doivent faire de la diversification économique une priorité majeure. À cet égard, la Zone de libre-échange continentale africaine peut jouer un rôle central.
Le protocole d’investissement qui sera bientôt adopté au sein de la ZLECA permettra à l’Afrique d’attirer des fonds à orienter vers des secteurs plus productifs – dont les infrastructures de transport et la logistique – pour faciliter davantage d’échanges commerciaux intra-africains. Plus largement, en créant un marché unique d’1,2 milliard de consommateurs – représentant 2 500 milliards $ – la ZLECA pourra favoriser l’industrialisation, et permettre ainsi aux économies africaines de gravir l’échelle de la valeur ajoutée.
Les Africains peuvent et doivent néanmoins aller plus loin, en repensant nos économies afin de les rendre inclusives, écologiques et numériques. La pandémie de COVID-19 impacte en effet de manière disproportionnée les femmes, les jeunes, les habitants des bidonvilles, et les travailleurs informels.
Ces catégories doivent s’inscrire au cœur de la reprise postpandémique. Les gouvernements doivent assurer une délivrance équitable des services tels que la santé et l’éducation. Il leur faut élaborer des politiques efficaces permettant de déverrouiller des opportunités d’emploi et d’affaires pour les populations défavorisées. Il leur incombe également d’insister sur les retours sur investissement à long terme, en allouant les ressources à des projets à fort impact dans des régions susceptibles d’attirer l’investissement privé.
Un excellent exemple de projet réunissant le secteur privé, les régulateurs et les gouvernements d’Afrique réside dans la Plateforme africaine de communication et d’information. L’ACIP est un système interactif basé sur mobile, qui renforce la capacité des gouvernements africains à communiquer et interagir avec les citoyens dans le cadre de l’atténuation et gestion de l’impact socioéconomique du COVID-19. Utilisant l’intelligence artificielle et l’analytique des données mobiles, l’ACIP transforme les données de sondage générées par les utilisateurs en renseignements sanitaires et économiques applicables, pour une meilleure réponse face à la pandémie.
L’investissement dans des secteurs tels que les énergies renouvelables, l’agriculture adaptée au climat, ou encore les transports publics, satisfait également à la nécessité de retours sur investissement durables, conduisant à significativement plus de création d’emplois et de valeur ajoutée que l’investissement dans les combustibles fossiles. En Afrique du Sud, par exemple, les projets écologiques pourraient aboutir à 250 % plus d’emplois et 420 % plus de valeur ajoutée, par rapport aux alternatives fossiles.
Pour financer une reprise écologique après la pandémie, les gouvernements africains devront tirer davantage parti des compensations carbone et de sources de financement innovantes, dont les obligations vertes et bleues, ou encore les conversions de dettes en investissements écologiques. Les gouvernements devront également créer des incitatifs permettant de passer de modèles intensifs en ressources à des modèles durables de production et de consommation.
Enfin, l’Afrique doit investir dans son économie numérique. La pandémie a réorienté vers Internet une part significative du travail et de la consommation. Un certain nombre d’initiatives locales s’opèrent d’ores et déjà sur le continent. La valeur du commerce électronique en Afrique pourrait atteindre 500 milliards $ en 2030.
Le secteur public doit encourager et faciliter ces évolutions. Pour accomplir la vision de l’Union africaine autour de la « propriété continentale » dans l’espace numérique, il est nécessaire que les États honorent leur engagement consistant à élever jusqu’à 1 % du PIB leurs dépenses brutes dans la recherche et le développement. Dans le même temps, il leur faut investir dans les bonnes infrastructures matérielles (électricité et haut débit, par exemple) et immatérielles (protection des consommateurs, réglementations en matière de données et de respect de la vie privée, ou encore compétences numériques).
La Commission des Nations Unies pour l’Afrique continuera de soutenir les États membres. Cela signifie user de notre puissance mobilisatrice et de notre expertise technique pour favoriser les avancées dans des domaines essentiels, tels que la politique budgétaire, la mobilisation des ressources nationales, les réformes macrostructurelles, le commerce, l’investissement, la croissance verte, la propriété intellectuelle, la numérisation, la gestion de la dette, la durabilité, ainsi que les négociations et mises en œuvre de la ZLECA.
Lorsque s’écrira l’histoire de la crise du coronavirus, les dirigeants politiques seront jugés non seulement sur la manière dont ils auront lutté contre la pandémie, mais également sur ce qu’ils en auront fait. Si l’Afrique en sort sans avoir résolu ses inégalités de longue date, ni saisi les nouvelles opportunités, nous aurons manqué l’occasion. Nous devons comprendre qu’une meilleure normalité est possible, agir avec audace pour en faire une réalité, et ainsi transformer la crise en une opportunité.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Vera Songwé est sous-secrétaire générale des Nations Unies, et secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique.
© Project Syndicate 1995–2021
C’est un véritable drame humanitaire auquel nous assistons : chaque jour au cours duquel les personnes les plus à risque sont privées d’accès aux vaccins contre le COVID-19 est un jour au cours duquel des êtres humains meurent inutilement. Mais il s’agit également d’un drame économique : d’après une étude du National Bureau of Economic Research, si les pays développés continuent d’accaparer massivement les doses de vaccins, l’économie mondiale pourrait enregistrer des pertes de plus de 9 000 milliards $ en 2021.
Certaines nouvelles prometteuses sont néanmoins à souligner. L’administration du président américain Joe Biden s’est récemment engagée à rejoindre 100 autres pays déterminés à obtenir une levée temporaire des règles de propriété intellectuelle de l’Organisation mondiale du commerce face au COVID-19. La possibilité pour les États de fabriquer des versions génériques devrait, espérons-le, faciliter le développement rapide de la production de vaccins, permettant ainsi à tous les pays de vacciner leur population sans tarder.
L’endiguement de la pandémie ne constitue néanmoins qu’une première étape. L’Afrique doit également renforcer la résilience de ses systèmes de santé et chaînes d’approvisionnement. La réussite dépendra largement de l’implication des pays dans cette forme de collaboration et de solidarité qui a caractérisé la réponse à la pandémie.
L’Afrique n’était absolument pas préparée à faire face au COVID-19. Avant la pandémie, le manque de financements annuels pour la santé sur le continent représentait déjà 66 milliards $, et 550 millions de personnes ne disposait d’aucune identité légale, rendant extrêmement difficile pour les autorités de santé la possibilité de tester, traiter et identifier les groupes prioritaires pour la vaccination.
Les fabricants basés en Afrique n’étaient déjà pas en capacité de répondre à plus de 2 % des besoins du continent en médicaments, et 1 % des besoins en vaccins. En 2018, près de 96 % des importations pharmaceutiques des pays africains provenaient de l’extérieur du continent. Les chaînes d’approvisionnement alimentaires sont tout aussi vulnérables : 82,2 % des importations alimentaires provenaient de l’extérieur de l’Afrique en 2018.
La combinaison des perturbations commerciales et des politiques protectionnistes durant la pandémie a révélé toute la vulnérabilité de ces chaînes logistiques mondiales « optimisées ». C’est la raison pour laquelle, en plus d’accroître l’investissement dans les systèmes de santé, l’Afrique doit œuvrer pour diversifier ses chaînes d’approvisionnement dans plusieurs secteurs stratégiques, et développer des chaînes de valeur régionales.
Il doit notamment s’agir de renforcer la capacité locale à fabriquer des vaccins, diagnostics et produits thérapeutiques. Pour appuyer cet effort, il est nécessaire que les gouvernements ratifient le Traité portant création de l’Agence africaine des médicaments, et qu’ils commencent à collaborer autour de normes de qualité et normes réglementaires communes.
Au-delà des chaînes d’approvisionnement, les pays africains – pour beaucoup très dépendants du pétrole, des matières premières et du tourisme – doivent faire de la diversification économique une priorité majeure. À cet égard, la Zone de libre-échange continentale africaine peut jouer un rôle central.
Le protocole d’investissement qui sera bientôt adopté au sein de la ZLECA permettra à l’Afrique d’attirer des fonds à orienter vers des secteurs plus productifs – dont les infrastructures de transport et la logistique – pour faciliter davantage d’échanges commerciaux intra-africains. Plus largement, en créant un marché unique d’1,2 milliard de consommateurs – représentant 2 500 milliards $ – la ZLECA pourra favoriser l’industrialisation, et permettre ainsi aux économies africaines de gravir l’échelle de la valeur ajoutée.
Les Africains peuvent et doivent néanmoins aller plus loin, en repensant nos économies afin de les rendre inclusives, écologiques et numériques. La pandémie de COVID-19 impacte en effet de manière disproportionnée les femmes, les jeunes, les habitants des bidonvilles, et les travailleurs informels.
Ces catégories doivent s’inscrire au cœur de la reprise postpandémique. Les gouvernements doivent assurer une délivrance équitable des services tels que la santé et l’éducation. Il leur faut élaborer des politiques efficaces permettant de déverrouiller des opportunités d’emploi et d’affaires pour les populations défavorisées. Il leur incombe également d’insister sur les retours sur investissement à long terme, en allouant les ressources à des projets à fort impact dans des régions susceptibles d’attirer l’investissement privé.
Un excellent exemple de projet réunissant le secteur privé, les régulateurs et les gouvernements d’Afrique réside dans la Plateforme africaine de communication et d’information. L’ACIP est un système interactif basé sur mobile, qui renforce la capacité des gouvernements africains à communiquer et interagir avec les citoyens dans le cadre de l’atténuation et gestion de l’impact socioéconomique du COVID-19. Utilisant l’intelligence artificielle et l’analytique des données mobiles, l’ACIP transforme les données de sondage générées par les utilisateurs en renseignements sanitaires et économiques applicables, pour une meilleure réponse face à la pandémie.
L’investissement dans des secteurs tels que les énergies renouvelables, l’agriculture adaptée au climat, ou encore les transports publics, satisfait également à la nécessité de retours sur investissement durables, conduisant à significativement plus de création d’emplois et de valeur ajoutée que l’investissement dans les combustibles fossiles. En Afrique du Sud, par exemple, les projets écologiques pourraient aboutir à 250 % plus d’emplois et 420 % plus de valeur ajoutée, par rapport aux alternatives fossiles.
Pour financer une reprise écologique après la pandémie, les gouvernements africains devront tirer davantage parti des compensations carbone et de sources de financement innovantes, dont les obligations vertes et bleues, ou encore les conversions de dettes en investissements écologiques. Les gouvernements devront également créer des incitatifs permettant de passer de modèles intensifs en ressources à des modèles durables de production et de consommation.
Enfin, l’Afrique doit investir dans son économie numérique. La pandémie a réorienté vers Internet une part significative du travail et de la consommation. Un certain nombre d’initiatives locales s’opèrent d’ores et déjà sur le continent. La valeur du commerce électronique en Afrique pourrait atteindre 500 milliards $ en 2030.
Le secteur public doit encourager et faciliter ces évolutions. Pour accomplir la vision de l’Union africaine autour de la « propriété continentale » dans l’espace numérique, il est nécessaire que les États honorent leur engagement consistant à élever jusqu’à 1 % du PIB leurs dépenses brutes dans la recherche et le développement. Dans le même temps, il leur faut investir dans les bonnes infrastructures matérielles (électricité et haut débit, par exemple) et immatérielles (protection des consommateurs, réglementations en matière de données et de respect de la vie privée, ou encore compétences numériques).
La Commission des Nations Unies pour l’Afrique continuera de soutenir les États membres. Cela signifie user de notre puissance mobilisatrice et de notre expertise technique pour favoriser les avancées dans des domaines essentiels, tels que la politique budgétaire, la mobilisation des ressources nationales, les réformes macrostructurelles, le commerce, l’investissement, la croissance verte, la propriété intellectuelle, la numérisation, la gestion de la dette, la durabilité, ainsi que les négociations et mises en œuvre de la ZLECA.
Lorsque s’écrira l’histoire de la crise du coronavirus, les dirigeants politiques seront jugés non seulement sur la manière dont ils auront lutté contre la pandémie, mais également sur ce qu’ils en auront fait. Si l’Afrique en sort sans avoir résolu ses inégalités de longue date, ni saisi les nouvelles opportunités, nous aurons manqué l’occasion. Nous devons comprendre qu’une meilleure normalité est possible, agir avec audace pour en faire une réalité, et ainsi transformer la crise en une opportunité.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Vera Songwé est sous-secrétaire générale des Nations Unies, et secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique.
© Project Syndicate 1995–2021
Source : https://www.lejecos.com/Une-meilleure-normalite-po...