Dans ce deuxième numéro du dossier qu'il consacre au Mali, Al Hassane Niang, spécialiste en réforme institutionnelle et en gouvernance démocratique analyse, pour Seneweb, les enjeux et non-dits sur les sanctions décidées par la Cedeao contre ce pays frontalier du Sénégal. Dans ce document remis, l'expert décrypte la décision de la CEDEAO et s'interroge sur l'implication de l'Uemoa dans cette crise. Le Sénégal, alerte-t-il par ailleurs risque d'être le grand perdant dans ce bras de fer entre le Mali et les institutions sous-régionales.
Partie 2
Pourquoi l’UEMOA ?
L’UEMOA est une organisation ouest - africaine créée le 10 janvier 1994. Elle a pour mission la réalisation de l'intégration économique des États membres, à travers le renforcement de la compétitivité des activités économiques dans le cadre d’un marché ouvert et concurrentiel et d’un environnement juridique rationalisé et harmonisé.
Dès lors, comment comprendre son implication dans les sanctions économiques et financières contre la troisième économie de la zone UEMOA ? Comment l’Union pourrait-elle exercer son mandat d’intégration économique dans le contexte d’une fragilisation d’un de ses pays membres clefs ? Avec quelle crédibilité pourrait-elle dorénavant défendre le Franc CFA décrié comme une monnaie de servitude, de domination, de manipulation dans un contexte où elle en donne la preuve manifeste ? Comment l’UEMOA pourrait-elle soutenir l’indépendance des huit pays de la zone dans un contexte où l’arme monétaire est utilisée pour mettre à genou l’économie d’un pays membre, créer les conditions d’une brouille entre son peuple et le CNSP pour se débarrasser enfin du Gouvernement militaire aux commandes du Mali ? Comment pourrait-elle rendre crédible l’idée de maintien du Franc CFA ou la création de l’ECO envisagée dans le cadre de ses négociations avec la France ? Autant de questions qui renseignent à suffisance sur cette maladie qui ronge l’Afrique que le chanteur ivoirien Alpha BLONDY résume dans un de ses célèbres titres : « Les ennemis de l’Afrique, ce sont les Africains ».
Sanctions ou géopolitique des tubes ?
Avec une superficie de 1241 million Km² et 7420 Km de frontière vis-à-vis de sept pays, la géographie du Mali en fait un pays stratégique tant sur le plan géopolitique et sécuritaire que sur le plan économique. Ses richesses géologiques (grande variété de roches à l’ouest du pays, des sédiments en grande quantité et variété dans le nord et le centre, de l’or dans le sud-ouest, du thorium, de la bauxite, du phosphate, du granite etc.) et hydrographiques (pétrole, gaz de schiste etc.) dans le contexte d’une géographie humaine limitée et d’une lutte d’influence sans merci font du Mali un pays structurellement vulnérable exposé à des appétits stratégiques tous azimuts.
La corrélation entre les richesses minières du Mali et l’enjeu des intérêts économiques comme source de destabilisation du pays est ainsi vite établie. Pour cause, sa proximité par rapport au Niger (4e producteur mondial d’uranium), son appartenance à la région du Sahel devenue un centre stratégique pour le transport des hydrocarbures » et plus globalement son positionnement dans un espace continental théâtre de luttes d’influence entre les puissances économiques mondiales, sont autant de facteurs pouvant expliquer l’intérêt porté à son territoire et les effets néfastes qui en résultent.
Les mêmes phénomènes de lutte d’influence sont également notés sur le théâtre soudanais pensé pour offrir des débouchés au pétrole du Sud-Soudan et celui du Tchad vers l’Asie à travers la mer rouge. L’intermédiaire tchadien n’est pas en reste, il a été conçu pour assurer l’évacuation du pétrole du bassin du lac Tchad, du bassin de Doba et celui du Termit au Niger vers les Etats-Unis via les ports camerounais et nigérians. Enfin, la zone du Sahel occidental (Mali et Niger) non moins stratégique pour la sécurité du gazoduc de Lagos - Beni Saf a été pensée pour relier le Nigeria et l’Algérie et permettre le transport du gaz nigérian vers l’Europe.
Cette géopolitique des tubes dans la région du Sahel met en lumière une réalité qu’il sera de plus en plus difficile de dissimuler. Les problèmes de terrorisme, de conflits armés, d’insécurité ou de troubles socio-politiques ne concernent que très rarement des zones dépourvues de ressources minières ou stratégiques. Les innombrables richesses du Sahel auraient dû consacrer un développement économique et social de la zone sahélienne. En lieu et place, elles constituent souvent la raison des conflits principalement alimentés par des puissances étrangères aidées dans leur dessein par de multiples complicités.
Quelles opportunités pour le Mali et l’Afrique de l’Ouest ?
· Sécuritaire
L’histoire du Mali post indépendance a toujours été marquée par une alternance entre les militaires et les civils. Toutefois, la crise sécuritaire qui dure depuis une décennie aura définitivement permis aux autorités maliennes de comprendre que la rationalité matérielle de leurs choix résistera toujours à la rationalité formelle de l’agenda des puissances étrangères. L’intervention de la France dans le nord du pays depuis 2012 en illustre parfaitement la réalité. En effet, malgré une décennie de guerre et des moyens colossaux (il faut savoir que l’opération Barkhane à elle seule aura couté 577 milliards de francs CFA en 2020), ils n’auront pas réussi à enrayer l’infernale situation d’insécurité qui prévaut dans le nord du pays.
La coopération russe envisagée pour venir à bout de cette guerre asymétrique contre le terrorisme ne devrait pas absoudre les autorités maliennes des enseignements tirés des coopérations militaires récentes et historiques (L’exemple du Maroc et de l’Angola pourrait inspirer le Mali dans sa stratégie militaire. L’accord de quelque partenaire militaire devrait exclusivement être envisagé du point de vue matériel ou financier. Toute autre forme d’appui sous forme de présence sur le sol malien risquerait de produire les effets analogues à ceux contre lesquels le pays se démène depuis plus d’une décennie.). Dès lors, quel que soit le partenaire que le Mali se sera choisi en matière de sécurité intérieure ou de défense de son intégrité territoriale, la sécurité de l’espace national ne devrait plus jamais être conçue en dehors de ses propres ressources matérielles et humaines.
Le contexte actuel offre au Mali une opportunité de bâtir une nouvelle stratégie militaire affranchie de tout paternalisme. Sous ce rapport, la dénonciation des Accords d’Alger ainsi que le repositionnement des forces armées maliennes (FAMA) dans le Nord du pays constituent un début de réponse et une occasion de rompre de façon définitive avec les injonctions extérieures. La crise actuelle offre ainsi au Mali l’occasion de semer dans l’esprit du peuple malien, de son imaginaire collectif et dans la longue marche de la Nation les germes d’une souveraineté recouvrée.
· Économiques et financières
Le contexte socio-politico-sécuritaire actuel pourrait également être le point d’orgue de la crise et ouvrir la voie à des choix courageux pour, dans un premier temps, pallier les méfaits d’une décennie de chaos ; puis dans un second temps réparer les dégâts que ce chaos aura causé sur le plan économique, social et sécuritaire. Les sanctions économiques de l’UEMOA portant notamment sur l’accès des ressources monétaires de la BCEAO pourraient être une excellente opportunité pour le pays et la Sous – région. En effet, avec les sanctions économiques et financiers, le service de la dette du Mali pourrait très vite se trouver en situation de défaut de paiement. Une telle éventualité impliquerait la sortie du Mali de la zone Franc ; ce qui l’obligerait à battre sa propre monnaie pour disposer de la liquidité nécessaire au respect et règlement de ses obligations financières.
Troisième pays d’Afrique exportateur d’or avec une économie reposant en grande partie sur le précieux métal qui lui rapporte 70 % de ses recettes d’exportation, le pays pourrait tirer profit de cet avantage comparatif pour constituer les réserves d’or nécessaire à la création puis la garantie de sa propre monnaie.
· Politique de recadrage institutionnel
Au plan politique, une refondation de l’Etat devra être pensée et mise en orbite pour le pilotage des options et stratégies d’une gouvernance salvatrice porteuse d’espoir, de renouveau, mais aussi de progrès social pour les Maliens.
Le Sénégal : Grand perdant !
Dans son message de circonstance adressé ce jour au peuple malien suite au rappel à Dieu Ibrahim Boubacar Keyta, le Président Macky Sall s’est fendu d’un tweet pour dire « sa peine d’apprendre le décès de l’ancien Président malien et présenter ses condoléances émues à sa famille et au peuple malien qu’il considère comme frère et ami ». Cela n’a pourtant pas empêché le gouvernement qu’il dirige d’avoir la main particulièrement rude contre le peuple malien… En appliquant les sanctions de la CEDEAO avec autant de zèles, le Sénégal déprécie la qualité de sa diplomatie, se met en situation de fragilité, devient le « dindon de la farce », et pour finir sort perdant de la crise.
· Sur le plan économique
Lors d’une cérémonie d’inauguration des travaux de construction d’un nouveau port en eau profonde organisée en grandes pompes par les autorités sénégalaises, les Sénégalais découvraient en images de synthèse ce qui est présenté comme le plus grand investissement privé de l’histoire du pays. Il s’agit du nouveau port de Ndayane pensé pour renforcer la position stratégique portuaire du Sénégal, en faire un levier de développement économique tout en consacrant la position de leadership du pays au sein de l’espace sous – régional.
Cet important projet fait suite à la construction (fin des travaux prévue en mars 2022) d’un autre ambitieux projet de construction du port minéralier et vraquier de Bargny - Sendou. Prévue pour être une référence en Afrique de l’Ouest, la nouvelle plateforme portuaire sera spécialisée dans le traitement des céréales, du phosphate, des hydrocarbures et du gaz.
Dans un contexte de rude compétitivité et de modernisation des plateformes portuaires de la Sous – Région où plus de 80% des importations et près de 90% des exportations du Mali transitent par le port de Dakar, la réalisation de ces deux ouvrages constitue pour le Sénégal un viatique économique certain. Dès lors, comment comprendre l’attitude de Dakar à l’égard de Bamako avec la fermeture des frontières en application des sanctions ? Cette décision est à la fois ubuesque et incompréhensible. Pour cause, frontalier du Sénégal à l'ouest-sud-ouest, le Mali est un pays enclavé qui vit une situation d’interdépendance avec le Sénégal, une chance pour les deux pays dont la cordiale pratique du commerce social a marqué des générations depuis la nuit des temps.
Les deux pays venaient d’ailleurs de procéder à la relecture du pacte de Saly scellé dans la perspective d’œuvrer à l’optimisation des opérations et au renforcement de la compétitivité de la place portuaire de Dakar. Ce pacte, qui constitue une formidable externalité positive pour le Sénégal, aurait pu constituer une raison suffisante pour les autorités sénégalaises de s’affranchir d’une décision que les manquements supposés aux règles démocratiques ne justifient d’une quelque manière que ce soit.
Il va sans dire que ce pacte sera remis en cause par la République du Mali puisque la République de Guinée, un autre pays portuaire frontalier au Sénégal et au Mali a eu la clairvoyance de se désolidariser de ce « club de chefs d’Etat et de Gouvernement » en laissant ses frontières ouvertes avec le Mali. Ainsi, l’éventualité d’une remise en cause de ce pacte de Saly pourrait être un facteur de ralentissement dans le positionnement du Port de Dakar comme hub logistique régional au service des économies ouest-africaines notamment sénégalaise et malienne.
La suspension des vols de la compagnie nationale Air Sénégal en direction de Bamako est un des effets induits par cette crise diplomatique. Pour une compagnie naissante qui commençait à germer dans le cœur des Africains, la décision de Dakar sonne comme une farce de mauvais goût. Air Sénégal se serait volontiers passé d’une décision qui ne manquera pas de produire l’effet d’un boomerang et les tenants de cette décision en ont parfaite conscience.
En appliquant les sanctions de la CEDEAO contre la République sœur du Mali, le Sénégal commet une erreur historique et se met à dos un partenaire de premier plan, pour ainsi dire, un partenaire de choix. En fermant ses frontières avec le Mali, le Gouvernement sénégalais manque à ses obligations vis-à-vis de ses contribuables en fragilisant un pan non-négligeable du secteur privé national ; par-delà, son économie (i.e. importantes recettes du port autonome de Dakar générées par le trafic entre les deux pays).
Dans un contexte économique encore timide marqué par un chômage de masse de la population sénégalaise, le dynamisme routier de l’axe Dakar – Bamako avait réussi la génération d’un véritable écosystème de petites et moyennes économies qui constituaient un véritable coussin de sécurité pour des dizaines de milliers de foyers sénégalais. Ils viennent d’être sacrifiés sur l’autel d’une aberration à la fois morale et juridique.
Quid des recettes importantes (253 milliards de francs CFA par an) versées dans l’économie sénégalaise par les transporteurs maliens (un millier de camions maliens de transport de marchandises écument quotidiennement les routes sénégalaises). En jetant le Mali aux gémonies, le Sénégal plonge dans les eaux d’une brouille diplomatique, emporte avec lui des relations pluriséculaires et noie l’idéal et les espoirs d’une intégration sous – régionale au service de l’intérêt du contribuable communautaire.
· Sur le plan sécuritaire
D’autres conséquences néfastes de ces sanctions sont à prévoir. Celles-ci portent sur les efforts de lutte contre l’insécurité qui règne au sein de la Sous-région. Le Mali est un grand pays à la fois frontalier de la Mauritanie à l'ouest, de l'Algérie au nord-nord-est, du Niger à l'est, du Burkina et de la Côte d'Ivoire au sud-sud-ouest, de la Guinée au sud-ouest et du Sénégal à l'ouest-sud-ouest. Cette géographie du Mali qui fait et continuera de faire l’histoire de la Sous-région offre au Sénégal une zone tampon contre les risques et les menaces terroristes en tous genres provenant notamment d’Aqmi ou d’autres organisations terroristes.
Dans le contexte de porosité des frontières entre les différents pays de l’espace sous – régional, la fragilisation du Mali est erreur de lecture d’un point de vue géopolitique et sécuritaire. Comment ne pas comprendre qu’elle aboutira immanquablement à la fragilité de tout l’espace communautaire ?
Le destin sécuritaire de la zone sahélienne est intimement lié à celui du Mali et ne pas tenir compte de ce truisme compris par les populations ouest-africaines témoigne du niveau de décalage entre les attentes de ce dernier et les objectifs des Chefs d’Etat et de Gouvernement. En effet, à l’instar du Tchad pour l’Afrique Centrale, le Mali est un verrou stratégique dans la sécurisation de l’Afrique de l’Ouest.
L’application des sanctions contre le Mali risque par ailleurs d’exacerber les activités de contrebande dans les localités frontalières connues pour leur capacité de nuisance et leur génération d’insécurité.
La cristallisation des ressentiments du peuple malien à l’égard des autres pays parties prenantes aux sanctions de la CEDEAO n’est pas en reste. Ces ressentiments qui ne sont pas à écarter pourraient davantage renforcer la fragilité des rapports entre le Mali et les autres Etats membres.
Fragilisation des deux organisations sous régionales?
La crise socio-politique qui prévaut au Mali arrivera un jour ou l’autre à son terme. Nous espérons que ce règlement sera diligent. Cependant, quelle que soit l’issue de celui-ci, les deux organisations sous-régionales en sortiront affaiblies avec un ressentiment de la partie malienne qui mettra du temps à s’estomper. La virulence des commentaires, analyses et appréciations des Africains dans la presse et sur les réseaux sociaux vis-à-vis de la CEDEAO et de l’UEMOA en est l’illustration. La mauvaise perception des Africains sur ces deux organisations sous-régionales risque de creuser davantage un fossé déjà profond de maintes incompréhensions.
Rôle des sociétés civiles !
Si les Africains ont été particulièrement marqués par les sanctions infligées au Mali, les organisations de la société civile (OSC) du continent disposent d’une chance historique pour parler d’une voix qu’elles ont par ailleurs l’unique occasion de faire entendre. L’obligation leur est donc faite de se saisir des enjeux de la crise malienne et porter les errements et maladresses de la CEDEAO et de l’UEMOA au pinacle de l’opinion africaine et internationale.
Les enjeux de ce qui se passe au Mali sont à ce point cruciaux que la société civile africaine doit considérer la crise malienne dans une perspective essentiellement africaine. Il n’est plus question de considérer que c’est du Mali qu’il s’agit et qu’il faut lui apporter ainsi qu’à son peuple le soutien dont ils ont besoin. Ce serait une erreur pour les africains d’appréhender la crise malienne sous l’angle de la solidarité à l’égard de ceux que nous considérons comme nos frères et sœurs du Mali. Mais plutôt de comprendre que les problèmes du Mali sont en réalité une concentration des problèmes de l’Afrique de l’Ouest et du continent africain dans son ensemble. Il est dès lors important de recentrer notre appréhension de la crise malienne du point de vue de la survie de l’idéal d’unité africaine et de l’épanouissement de son peuple pour pouvoir apporter les réponses susceptibles de juguler la dynamique des agissements de la CEDEAO.
L’institution est aujourd’hui frappée de discrédit et perçue comme un instrument à la solde de puissances étrangères. Elle est au banc des accusés des dirigeants maliens et d’une partie importante de l’opinion africaine. La mise en accusation de la CEDEAO révèle une véritable défiance vis-à-vis de ces institutions régionales. Les Maliens et les Africains ont raison de dénoncer des sanctions dont le fondement illégal et illégitime est établi. Dès lors, ces sanctions accréditent la thèse d’un agenda et d’un dessein inavoués ourdis par des forces extérieures et leurs suppôts intérieurs pour tarir la marche d’une Afrique progressiste, libre et prospère.
Aussi que l'on imagine quelque changement de paradigme dans le fonctionnement des organisations sous-régionales ouest-africaines (CEDEAO ; UEMOA) ou leur position vis-à-vis des citoyens dont elles sont tenues de défendre l’intérêt général, l’engagement et le combat de tous doivent être envisagés afin de contenir leur folie et toucher enfin du doigt ce changement tant souhaité ; mais ce rapport d’altérité suppose une perception renouvelée de notre dignité, celui de notre identité d’Africains, enfin celui de l’idéal d’unité africaine.
Al Hassane NIANG, Spécialiste en réforme institutionnelle et en gouvernance démocratique, Président de Jiitël Wareef – Le Devoir En Mouvement ! Sénégal