Ma candidature résultait d’une conviction et d’un contexte. La conviction, c’est que le magistrat est un haut cadre de la République, qui a pour mission de servir la justice. Cette mission ne peut se limiter à l’accomplissement de tâches quotidiennes telles qu’aller aux audiences, rédiger des décisions ou des rapports.
En tant qu’intellectuels, il est de notre devoir de réfléchir en permanence sur le fonctionnement de la justice et d’essayer, dans la mesure du possible, d’améliorer les services ou, à défaut, de proposer des pistes de solution. En un mot, le modèle de justice que nous voulons, c’est à nous de le construire. Comme le disait avec pertinence M. Guy Canivet, ancien premier président de la Cour de cassation française, ‘’seul l'engagement personnel et collectif des juges au service de leur profession fera progresser la justice’’.
C’est la même conviction qui nous avait poussé à présenter notre candidature, lors de l’élection des membres du Conseil supérieur de la magistrature en août 2016.
S’agissant du contexte, c’est qu’au mois de novembre 2016, le gouvernement avait initié des projets de réforme portant sur le statut de la magistrature et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’UMS et des magistrats, dont moi-même, avions publiquement dénoncé certaines dispositions du projet. C’est pourquoi, en avril 2016, j’ai adressé à mes mandants, un courriel dans lequel je critiquais l’usage abusif de la procédure de consultation à domicile. Cela m’a valu une notification d’ouverture d’une procédure disciplinaire. Vous connaissez la suite. Alors, lorsqu’à la veille du renouvellement du bureau de l’UMS, des collègues sont venus me demander de présenter ma candidature, je me suis dit, après réflexion, que c’est effectivement, la meilleure tribune pour défendre la cause de la justice et des magistrats. Voilà les raisons de ma candidature.
Maintenant que vous êtes à la tête du syndicat des magistrats, quelles sont les revendications que vous comptez attaquer en priorité ?
Naturellement, les priorités sont le respect des garanties d’indépendance, notamment le principe d’inamovibilité, l’instauration de la transparence dans la gestion de la carrière et le renforcement des moyens alloués à la justice en général et aux juridictions en particulier.
D’abord, sur l’indépendance. Nous en faisons une priorité, car la garantie essentielle de l’indépendance, qui se trouve être le principe d’inamovibilité, est complètement vidée de sa substance. Ce principe est, en effet, souvent contourné par le recours à deux notions : les nécessités de service et l’intérim. S’agissant des nécessités de service, il faut relever que lorsqu’on parle d’indépendance de la justice, il est capital de distinguer ce à quoi renvoie cette notion.
L’indépendance renvoie non seulement à une question d’état d’esprit, mais également aux rapports que la justice entretient avec les autres pouvoirs ou groupes de pression.
Cependant, pour être effective, l’indépendance doit être garantie de manière à ce que le juge soit assuré de pouvoir exercer son office en son âme et conscience, sans s’exposer à des mesures de représailles de la part de l’Exécutif ou d’un quelconque autre pouvoir.
C’est précisément l’objet de l’article 6 de la loi organique n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats. Ce texte pose la règle de l’inamovibilité. Les juges ne pouvant, en principe, être affectés sans leur consentement, sauf en cas de nécessité de service. Dans l’esprit du texte, le recours à la notion de nécessité de service doit évidemment, être exceptionnel. Or, dans la pratique, c’est plutôt la règle. Ce recours systématique à la notion de ‘’nécessité de service’’ installe les juges dans une situation très précaire et vide le principe d’inamovibilité de son objet.
Et l’intérim, en quoi vous pose-t-il problème ?
En principe, la qualité d’intérimaire est donnée à celui qui occupe, provisoirement, un emploi correspondant à un grade supérieur à celui auquel il peut normalement prétendre. Celui qui est intérimaire à son poste, ne peut naturellement revendiquer l’inamovibilité, puisque dans les normes, il n’a pas encore le grade requis pour occuper l’emploi. Dans la pratique, bon nombre de juges, qui occupent pourtant des emplois correspondant à leur grade, sont nommés en qualité d’intérimaires.
Ce qui revient à les priver du bénéfice de l’inamovibilité. Finalement, la combinaison de ces deux pratiques (recours systématique à la notion de nécessité de service et nomination par intérim) fait qu’à quelques exceptions près, les juges peuvent être déplacés avec la même facilité que n’importe quel magistrat du ministère public. Certains sont déplacés au bout de quelques mois d’exercice, d’autres sont affectés du siège au parquet sans aucune explication. Bref, c’est l’aléa et la précarité qui règnent en maître, excluant toute possibilité de se tracer un plan de carrière.
Diriez-vous, à l’instar de certains de vos collègues, qu’il y a un manque de transparence dans la gestion de la carrière des magistrats ?
La transparence suppose l’existence d’un processus décisionnel clair, fondé sur des critères objectifs, préalablement définis et débattus de façon libre. C’est ce que nos amis enseignants sont parvenus à instaurer à travers ce qu’ils appellent la ‘’gestion démocratique de la carrière’’. Chez nous, rien de tout cela n’existe. Pas d’appels à candidature, pas de critères de sélection préalablement définis pour la nomination aux postes.
En effet, aux termes de l’article 8 du statut, c’est le ministre de la Justice qui propose aux postes de nomination selon des critères qui ne sont pas définis à l’avance et qui ne peuvent donc être discutés. Dans de telles conditions, les membres du CSM qui, parfois, n’ont même pas le temps de discuter le bien-fondé des propositions de nomination, ne peuvent jouer le rôle d’écran protecteur que l’on est en droit d’attendre d’eux.
Que réclamez-vous alors ?
En tout cas, la transparence est une exigence fondamentale. Car c’est elle qui garantit l’équité dans la gestion du personnel. De plus, elle favorise le culte du mérite et de l’excellence, l’épanouissement professionnel, de même qu’elle constitue un facteur de performance des tribunaux. Son importance tient également au fait que la gestion de la carrière est un aspect fondamental de l’indépendance de la justice. Quand, dans un pays, l’Exécutif parvient à s’assurer le contrôle direct de la carrière des juges, dites-vous bien qu’il contrôle indirectement le fonctionnement de la justice.
Cela nous pousse à parler de la sempiternelle question de l’indépendance de la justice. Est-ce un problème d’homme ou de texte ?
Je dirais que c’est les deux à la fois. On entend beaucoup de personnes dire qu’en la matière, tout est question de comportement personnel du juge. Considérer que l’indépendance de la justice se résume à une question de comportement, procède d’une approche très réductrice du sujet. Il me paraît important de distinguer l’indépendance de la justice prise globalement en tant que corps, de l’indépendance des magistrats pris individuellement.
Les magistrats, pris individuellement, sont, dans leur écrasante majorité, des hommes et des femmes épris de justice et à cheval sur les principes. Mais, dans un Etat de droit, le plus important, ce n’est pas que des magistrats soient indépendants. Il faut aussi que la justice, en tant que pouvoir, soit indépendante des autres pouvoirs et en particulier de l’Exécutif. Et cela ne peut se faire que si le système judiciaire est organisé de telle sorte que l’Exécutif ne puisse, en aucune manière, l’instrumentaliser.
La seconde distinction qui me paraît fondamentale concerne, d’une part, la reconnaissance formelle de l’indépendance du magistrat du siège à travers la Constitution et la garantie de cette indépendance. Ces garanties sont d’ordre statutaire (c’est le cas du principe d’inamovibilité) et d’ordre personnel.
La garantie essentielle de l’indépendance se trouve être le principe d’inamovibilité qui protège le juge dans l’exercice de son office, en le mettant à l’abri de toute mesure de représailles. Le juge qui rend sa décision doit avoir la garantie que, quel que soit le sens dans lequel il aura tranché, il ne pourra être ni déplacé ni muté. Lorsque cette garantie n’est pas effective, certains juges peuvent être tentés de se soumettre à la volonté de l’Exécutif. Dans un tel cas de figure, vous aurez beau avoir un nombre important de juges indépendants, l’Exécutif pourra toujours compter sur quelques magistrats pour instrumentaliser la justice. Il est donc essentiel que le principe d’inamovibilité soit strictement respecté.
‘’Les atteintes à l’indépendance peuvent provenir d’autres secteurs…’’
Mais il est important de relever que les atteintes à l’indépendance peuvent provenir d’autres secteurs que l’Exécutif. Le juge peut, en effet, être soumis à des pressions venant de sa famille, de milieux religieux et même tout simplement, de l’opinion.
Pour ces formes de pression, le seul véritable rempart en mesure de protéger le juge est sa conscience professionnelle et son sens de la responsabilité. Sous ce rapport, l’indépendance est, incontestablement, une affaire de conviction personnelle. Au total, on voit que l’indépendance ne peut se résumer à une question de comportement du juge. Car elle interpelle autant le magistrat que l’Etat. Elle exige du juge un sens élevé de responsabilité ; elle constitue aussi un devoir pour l’Etat qui est tenu de prendre les mesures destinées à rendre effectives les garanties statutaires prévues par les textes, notamment par la Constitution.
Je tiens d’ailleurs à ajouter qu’au-delà des magistrats, la question de l’indépendance interpelle tous les citoyens, surtout les autorités politiques. On a vu, ici, des députés voter une motion de soutien en faveur d’un ministre qui avait décidé de ne pas appliquer une décision rendue par la plus haute juridiction nationale, en l’occurrence la Cour suprême. Ce sont des attitudes qui sapent les fondements de notre Etat de droit.
S’il y a une question sur laquelle un consensus doit être trouvé, c’est bien celle de l’indépendance de la justice, car sans elle, pas de justice digne de ce nom, pas d’Etat de droit, ni de respect des droits et libertés. Par conséquent, nul n’a intérêt à fragiliser l’institution judiciaire. Les dirigeants d’aujourd’hui doivent garder à l’esprit que demain, lorsqu’ils quitteront le pouvoir - ce qui est inéluctable - ils auront besoin d’une justice forte et indépendante pour défendre leurs droits et libertés.
Justement, en parlant des dirigeants, c’est l’occasion de constater que beaucoup de décisions, surtout dans les affaires politico-judiciaires, font l’objet de critiques acerbes. N’est-ce pas là des signes d’une crise de confiance entre les magistrats et le peuple ?
Les critiques à l’égard de la justice sont à la mesure des attentes des citoyens et de l’intérêt qu’ils lui portent. A mon avis, il ne faut pas s’en offusquer. Il faut plutôt les analyser avec lucidité. Il y a, parfois, de la dramatisation dans certaines critiques. Mais il y a aussi, incontestablement, une part de vérité. Et je crois que ce que vous appelez crise de confiance découle d’un sentiment largement partagé chez nos concitoyens que, dans certaines affaires, la justice a été instrumentalisée.
Quelle solution pour restaurer cette confiance avec le peuple au nom duquel la justice est rendue ?
La solution, c’est qu’il faut d’abord communiquer et rétablir la vérité, s’il y a lieu. Ensuite, nous magistrats, nous devons nous soucier de la perception que nos concitoyens peuvent avoir de la justice et éviter d’adopter des postures qui laissent penser que nous sommes davantage soumis à l’autorité politique qu’à la loi. Comme le disent nos amis anglophones, ‘’la justice ne doit pas seulement être rendue ; elle doit aussi être perçue comme étant bien rendue’’. L’UMS, en ce qui la concerne, compte tout mettre en œuvre pour contribuer à renforcer l’indépendance de la justice.
A partir du mois de novembre prochain, les comités de ressort vont se pencher, à travers des journées d’études, sur le thème de l’indépendance et plus spécialement, sur le principe de l’inamovibilité et la gestion de la carrière. Les conclusions issues de ces réflexions serviront de base de travail pour la tenue d’un colloque national que nous comptons organiser, Incha Allah, vers la fin du mois de décembre. L’objectif de ce colloque est de s’accorder avec les principaux acteurs judiciaires sur des réformes destinées à renforcer l’indépendance du pouvoir Judiciaire.
Revenons un peu en arrière pour parler des procédures de consultation à domicile qui ont défrayé la chronique. Concrètement, que reproche l’UMS à la tutelle sur ce point ?
Vous savez, les mesures de nomination sont, en principe, prises à l’occasion des réunions du CSM, en présence des membres de cet organe. La tenue de telles réunions dépend de la disponibilité du président de la République. Or, on peut être confronté à des cas d’urgence qui requièrent des décisions immédiates. C’est le cas des admissions à un stage (par exemple à la CPI) ou à une université étrangère ou encore de détachement dans un cabinet ministériel. Le texte sur le CSM permet, dans de tels cas de figure, de procéder à ce qu’on appelle la consultation à domicile. C’est-à-dire que chaque membre du conseil est trouvé à son domicile (ou à son bureau) et, est invité à donner son avis favorable ou défavorable sur la mesure envisagée.
Il se trouve qu’en 2016, il y a eu une inflation de procédures de consultations à domicile. On a utilisé cette procédure dans des cas qui ne revêtaient aucune urgence. A l’époque, l’UMS avait vigoureusement dénoncé ce procédé.
Cette pratique, outre qu’elle viole la lettre et l’esprit du texte qui organise le CSM, contribue également à rendre la situation du magistrat encore plus précaire. Je dois tout de même reconnaître que depuis cet incident et le tollé que cela a soulevé, la consultation à domicile n’a été utilisée que pour des situations d’urgence. En tout état de cause, l’UMS continuera de veiller au grain. Mais, au-delà de cette posture de sentinelle, il nous faut trouver un moyen de verrouiller davantage cette procédure afin de fermer la voie à toute possibilité d’abus. Je pense que les réflexions en cours permettront de faire des propositions dans ce sens.
Outre ces consultations à domicile, vous aviez aussi porté le combat contre la réforme du statut des magistrats. Quelles étaient les dispositions qui posaient problème ? Et quelle suite l’Etat avait-il donnée à vos revendications sur cette question ?
Dans la réforme adoptée en janvier 2017, il a été prévu le relèvement de l’âge de la retraite pour une catégorie de magistrats, à savoir les chefs de cour (premiers présidents et procureurs généraux de la Cour suprême et des cours d’appel, présidents de chambre de la Cour suprême). Cette réforme est à condamner pour deux raisons essentiellement : elle est discriminatoire et attentatoire à l’indépendance des juges. Elle est discriminatoire, car elle institue au sein du même corps, deux régimes de retraite sans que rien ne le justifie. On a essayé de justifier cette réforme, en invoquant l’expérience des concernés et le vide que leur départ à la retraite risquerait de créer.
Cet argument ne me semble pas pertinent pour une raison simple : je rappelle que les promotions de magistrats sont composées, en moyenne, d’une dizaine de personnes et qu’il existe souvent des différences d’âge de 2 à 5 ans. Ce qui fait que quand un magistrat atteint l’âge de la retraite, on trouve toujours dans sa promotion ou dans celles qui suivent immédiatement, une dizaine de ses collègues qui peuvent se prévaloir de la même ancienneté, voire de la même expérience et qui peuvent donc valablement le remplacer.
En outre, il faut relever que, selon la formule utilisée dans le texte, la prorogation est liée à l’occupation de la fonction. Et puisque c’est le ministre qui, au terme de l’article 8 du statut des magistrats, fait les propositions aux postes de nomination, cela veut dire que le sort du magistrat qui atteint l’âge fatidique de 65 ans, est suspendu à la volonté de l’Exécutif. Cette situation est, le moins qu’on puisse dire, difficilement compatible avec l’esprit d’indépendance. Mais il y a pire.
Une fois qu’il a bénéficié de la prorogation, le magistrat va demeurer dans l’incertitude et la précarité totales, puisque dès qu’il cesse d’exercer l’une des fonctions donnant droit à la prorogation, ce sera pour aller directement faire valoir ses droits à la retraite. Si vous ajoutez à tout cela le fait que la quasi-totalité des concernés sont des membres du CSM chargés de veiller au respect des garanties d’indépendance de la justice, vous comprendrez à quel point cette réforme a contribué à fragiliser le système judiciaire.
A présent que la loi est votée, quelle est la position de l’UMS ?
Cette réforme n’a fait qu’alimenter le sentiment d’injustice au sein du corps et, de surcroît, elle contribue à semer les germes de la division entre des personnes qui sont censées former une seule famille. En un mot, elle divise la famille judiciaire de l’intérieur et la fragilise de l’extérieur. Ce que réclame l’UMS, c’est que l’on mette fin à cette discrimination, en uniformisant l’âge de la retraite. Et si, par extraordinaire, cette prorogation devait être maintenue, qu’elle soit adossée au grade ou à l’ancienneté et qu’elle ne dépende pas du bon vouloir de l’Exécutif. Toute situation de fragilisation qui expose les magistrats, doit être bannie, car elle constitue un danger pour les justiciables.
Les défis que vous avez évoqués sont pour le moins énormes. Pensez-vous être en mesure de les relever ?
Je pense qu’on a le droit, pour ne pas dire le devoir, d’être ambitieux sans pour autant être prétentieux. Il est clair que les difficultés ci-dessus évoquées, ne peuvent être résolues par le seul bureau de l’UMS, encore moins par son président. Il est impératif que tous ceux qui sont associés d’une manière ou d’une autre à l’administration de la justice, assument leur responsabilité. L’Etat, les magistrats ainsi que les autres acteurs judiciaires, notamment les avocats. A mon avis, dans la vie, l’essentiel, c’est de faire ce qu’on a à faire.
Notre devoir, c’est, comme disait le poète Pindare ‘’d’épuiser le champ du possible’’ afin qu’au bout du compte, à l’heure du bilan, on ait le sentiment du devoir accompli. C’est la responsabilité de l’UMS de poser le débat sans aucune dose de subjectivisme, mais avec clarté et responsabilité. C’est aussi son rôle de faire des propositions. C’est ce que nous nous évertuerons à faire durant ce mandat.
C’est la responsabilité des pouvoirs publics de mettre en œuvre des véritables réformes qui soient de nature à faire avancer la cause de la justice. Nous espérons qu’ils le feront. Après tout, la justice est un bien commun. Nous devons tous travailler à son rayonnement. Je reste persuadé que si tous les acteurs judiciaires parlent d’une même voix et affichent une détermination dans la défense de la cause de la justice, on peut obtenir des avancées significatives pour notre système judiciaire.
Vous avez aussi parlé du renforcement des moyens alloués à la justice en général et aux juridictions en particulier. Que voulez-vous dire par-là ?
Depuis plusieurs années, le gouvernement est en train d’initier des projets destinés à moderniser la justice. Je tiens au passage à saluer le travail remarquable que la Direction des services judiciaires du ministère de la Justice est en train d’effectuer dans le cadre de cette modernisation. Elle travaille actuellement à l’élaboration d’un logiciel de gestion du personnel qui, s’il est mis en œuvre correctement, pourrait nous valoir d’énormes progrès en termes de transparence et de mobilité professionnelle. Mais encore faudrait-il que les moyens et la volonté politique suivent.
Actuellement, les budgets des juridictions, notamment des cours d’appel, sont d’une modicité telle qu’il leur est difficile de faire face à certains besoins relatifs, par exemple à la formation continue ou à la documentation. Je voudrais préciser un point : toutes ces priorités (indépendance, transparence et moyens budgétaires) concourent à un seul objectif : l’administration d’une justice de qualité. Si le magistrat en est le bénéficiaire immédiat, le bénéficiaire final n’est personne d’autre que le justiciable et l’usager du service public de la justice qui sont, comme dirait l’autre, ‘’les consommateurs souvent invisibles de la justice’’.
Sur un tout autre registre, que pensez-vous de la décision du Conseil constitutionnel kenyan ayant annulé l’élection du président sortant ? Pensez-vous que de telles postures puissent être adoptées chez les Francophones et particulièrement, au Sénégal ?
Je ne veux pas donner l’impression de prêcher pour ma chapelle. Mais, honnêtement, le Sénégal regorge de magistrats extrêmement compétents et d’un courage à toute épreuve. Le reste, c’est une question de contexte et d’opportunité. Mais je ne me fais aucun doute quant à la capacité de la justice sénégalaise à se montrer tout aussi exemplaire.
La France a récemment signé avec le Sénégal une convention portant sur la construction d’un tribunal de commerce, la formation de magistrats, la mise en ligne de textes de lois. Une partie des fonds débloqués constituant une subvention. Ce type de coopération ne pose-t-il pas les germes d’une future ingérence ?
A mon avis, c’est dans l’ordre normal des choses que le Sénégal bénéficie de l’appui d’un pays comme la France. Le Sénégal est tout de même un Etat souverain et je ne vois pas comment une juridiction nationale pourrait être sous l’influence d’un Etat tiers. Il faut que l’on s’inscrive dans une logique constructive. Nous comptons initier des rencontres sur les tribunaux de commerce et, au besoin, nous ferons les recommandations nécessaires.
Personnellement, vous avez été considéré comme un va-t-en guerre, surtout sous le magistère de Sidiki Kaba. Maintenant que vous êtes président de tous les magistrats de ce pays, entendez-vous mener les mêmes combats sous l’ère du tout nouveau ministre de la Justice, le Pr. Ismaïla Madior Fall ?
En réalité, je n’ai jamais mené de combat personnel. Je ne suis ni contre la personne de M. Sidiki Kaba ni avec celle de M. Ismaïla Madior Fall. Notre ambition, c’est de défendre les intérêts matériels et moraux des magistrats et, au-delà, la cause de la justice. Par ailleurs, je ne crois pas que l’expression ‘’va-t-en guerre’’ soit appropriée. Que je sache, un va-t-en guerre, c’est quelqu’un qui est, en permanence, dans une posture de confrontation. Je sais que vous pensez aux articles que j’ai fait publier pour critiquer les réformes adoptées l’an dernier.
Mais justement, vous me permettrez de faire une mise au point qui me semble importante, notamment pour souligner le droit des magistrats de contribuer au débat public. C’est le statut de la magistrature qui, en son article 11, reconnaît à chaque magistrat, le droit de traiter, même en public, de tout sujet à caractère professionnel ou technique. Cette disposition n’est que l’illustration d’une vérité banale, mais bonne à rappeler quand même : c’est que l’obligation de réserve n’est pas une négation de la liberté d’expression. Elle n’en est que l’encadrement.
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) français a eu l’occasion de le rappeler dans une affaire qu’il a jugée en 1987. Un magistrat avait, lors d’une audience solennelle de rentrée des Cours et tribunaux, ramé à coutre- courant de la politique pénale adoptée par le gouvernement français. Le Garde des Sceaux avait décidé d’initier des poursuites contre lui. Mais le CSM l’a finalement relaxé en considérant que ‘’si l’atteinte au devoir de réserve peut résulter de propos injurieux, elle ne peut être constituée par la simple expression d’une opinion non conformiste’’.
Je l’ai déjà dit et je me répète : c’est dans le dialogue et non dans la confrontation que nous pourrons faire avancer la cause de la justice. Nous devons donc nous évertuer à encourager l’instauration d’un débat sur la justice qui soit libre, mais sain, dépouillé de toute forme de subjectivisme. Naturellement, en tant qu’association chargée de défendre les intérêts matériels et moraux des magistrats ainsi que l’indépendance de la justice, l’UMS ne peut rester en marge de ce débat.
Il reste entendu que, pour nous, il est important que le fil du dialogue soit toujours maintenu avec les autorités. A ce titre, je dois préciser que le bureau de l’UMS a rencontré le nouveau Garde des Sceaux le jeudi 19 septembre 2017 et que nous avons été heureux de constater que sur la nécessité de privilégier la voie du dialogue, nous sommes totalement en phase avec le Garde des Sceaux.
PAR IBRAHIMA KHALIL WADE (enquête) ET PAPE NDIAYE (LE TEMOIN)
En tant qu’intellectuels, il est de notre devoir de réfléchir en permanence sur le fonctionnement de la justice et d’essayer, dans la mesure du possible, d’améliorer les services ou, à défaut, de proposer des pistes de solution. En un mot, le modèle de justice que nous voulons, c’est à nous de le construire. Comme le disait avec pertinence M. Guy Canivet, ancien premier président de la Cour de cassation française, ‘’seul l'engagement personnel et collectif des juges au service de leur profession fera progresser la justice’’.
C’est la même conviction qui nous avait poussé à présenter notre candidature, lors de l’élection des membres du Conseil supérieur de la magistrature en août 2016.
S’agissant du contexte, c’est qu’au mois de novembre 2016, le gouvernement avait initié des projets de réforme portant sur le statut de la magistrature et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’UMS et des magistrats, dont moi-même, avions publiquement dénoncé certaines dispositions du projet. C’est pourquoi, en avril 2016, j’ai adressé à mes mandants, un courriel dans lequel je critiquais l’usage abusif de la procédure de consultation à domicile. Cela m’a valu une notification d’ouverture d’une procédure disciplinaire. Vous connaissez la suite. Alors, lorsqu’à la veille du renouvellement du bureau de l’UMS, des collègues sont venus me demander de présenter ma candidature, je me suis dit, après réflexion, que c’est effectivement, la meilleure tribune pour défendre la cause de la justice et des magistrats. Voilà les raisons de ma candidature.
Maintenant que vous êtes à la tête du syndicat des magistrats, quelles sont les revendications que vous comptez attaquer en priorité ?
Naturellement, les priorités sont le respect des garanties d’indépendance, notamment le principe d’inamovibilité, l’instauration de la transparence dans la gestion de la carrière et le renforcement des moyens alloués à la justice en général et aux juridictions en particulier.
D’abord, sur l’indépendance. Nous en faisons une priorité, car la garantie essentielle de l’indépendance, qui se trouve être le principe d’inamovibilité, est complètement vidée de sa substance. Ce principe est, en effet, souvent contourné par le recours à deux notions : les nécessités de service et l’intérim. S’agissant des nécessités de service, il faut relever que lorsqu’on parle d’indépendance de la justice, il est capital de distinguer ce à quoi renvoie cette notion.
L’indépendance renvoie non seulement à une question d’état d’esprit, mais également aux rapports que la justice entretient avec les autres pouvoirs ou groupes de pression.
Cependant, pour être effective, l’indépendance doit être garantie de manière à ce que le juge soit assuré de pouvoir exercer son office en son âme et conscience, sans s’exposer à des mesures de représailles de la part de l’Exécutif ou d’un quelconque autre pouvoir.
C’est précisément l’objet de l’article 6 de la loi organique n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats. Ce texte pose la règle de l’inamovibilité. Les juges ne pouvant, en principe, être affectés sans leur consentement, sauf en cas de nécessité de service. Dans l’esprit du texte, le recours à la notion de nécessité de service doit évidemment, être exceptionnel. Or, dans la pratique, c’est plutôt la règle. Ce recours systématique à la notion de ‘’nécessité de service’’ installe les juges dans une situation très précaire et vide le principe d’inamovibilité de son objet.
Et l’intérim, en quoi vous pose-t-il problème ?
En principe, la qualité d’intérimaire est donnée à celui qui occupe, provisoirement, un emploi correspondant à un grade supérieur à celui auquel il peut normalement prétendre. Celui qui est intérimaire à son poste, ne peut naturellement revendiquer l’inamovibilité, puisque dans les normes, il n’a pas encore le grade requis pour occuper l’emploi. Dans la pratique, bon nombre de juges, qui occupent pourtant des emplois correspondant à leur grade, sont nommés en qualité d’intérimaires.
Ce qui revient à les priver du bénéfice de l’inamovibilité. Finalement, la combinaison de ces deux pratiques (recours systématique à la notion de nécessité de service et nomination par intérim) fait qu’à quelques exceptions près, les juges peuvent être déplacés avec la même facilité que n’importe quel magistrat du ministère public. Certains sont déplacés au bout de quelques mois d’exercice, d’autres sont affectés du siège au parquet sans aucune explication. Bref, c’est l’aléa et la précarité qui règnent en maître, excluant toute possibilité de se tracer un plan de carrière.
Diriez-vous, à l’instar de certains de vos collègues, qu’il y a un manque de transparence dans la gestion de la carrière des magistrats ?
La transparence suppose l’existence d’un processus décisionnel clair, fondé sur des critères objectifs, préalablement définis et débattus de façon libre. C’est ce que nos amis enseignants sont parvenus à instaurer à travers ce qu’ils appellent la ‘’gestion démocratique de la carrière’’. Chez nous, rien de tout cela n’existe. Pas d’appels à candidature, pas de critères de sélection préalablement définis pour la nomination aux postes.
En effet, aux termes de l’article 8 du statut, c’est le ministre de la Justice qui propose aux postes de nomination selon des critères qui ne sont pas définis à l’avance et qui ne peuvent donc être discutés. Dans de telles conditions, les membres du CSM qui, parfois, n’ont même pas le temps de discuter le bien-fondé des propositions de nomination, ne peuvent jouer le rôle d’écran protecteur que l’on est en droit d’attendre d’eux.
Que réclamez-vous alors ?
En tout cas, la transparence est une exigence fondamentale. Car c’est elle qui garantit l’équité dans la gestion du personnel. De plus, elle favorise le culte du mérite et de l’excellence, l’épanouissement professionnel, de même qu’elle constitue un facteur de performance des tribunaux. Son importance tient également au fait que la gestion de la carrière est un aspect fondamental de l’indépendance de la justice. Quand, dans un pays, l’Exécutif parvient à s’assurer le contrôle direct de la carrière des juges, dites-vous bien qu’il contrôle indirectement le fonctionnement de la justice.
Cela nous pousse à parler de la sempiternelle question de l’indépendance de la justice. Est-ce un problème d’homme ou de texte ?
Je dirais que c’est les deux à la fois. On entend beaucoup de personnes dire qu’en la matière, tout est question de comportement personnel du juge. Considérer que l’indépendance de la justice se résume à une question de comportement, procède d’une approche très réductrice du sujet. Il me paraît important de distinguer l’indépendance de la justice prise globalement en tant que corps, de l’indépendance des magistrats pris individuellement.
Les magistrats, pris individuellement, sont, dans leur écrasante majorité, des hommes et des femmes épris de justice et à cheval sur les principes. Mais, dans un Etat de droit, le plus important, ce n’est pas que des magistrats soient indépendants. Il faut aussi que la justice, en tant que pouvoir, soit indépendante des autres pouvoirs et en particulier de l’Exécutif. Et cela ne peut se faire que si le système judiciaire est organisé de telle sorte que l’Exécutif ne puisse, en aucune manière, l’instrumentaliser.
La seconde distinction qui me paraît fondamentale concerne, d’une part, la reconnaissance formelle de l’indépendance du magistrat du siège à travers la Constitution et la garantie de cette indépendance. Ces garanties sont d’ordre statutaire (c’est le cas du principe d’inamovibilité) et d’ordre personnel.
La garantie essentielle de l’indépendance se trouve être le principe d’inamovibilité qui protège le juge dans l’exercice de son office, en le mettant à l’abri de toute mesure de représailles. Le juge qui rend sa décision doit avoir la garantie que, quel que soit le sens dans lequel il aura tranché, il ne pourra être ni déplacé ni muté. Lorsque cette garantie n’est pas effective, certains juges peuvent être tentés de se soumettre à la volonté de l’Exécutif. Dans un tel cas de figure, vous aurez beau avoir un nombre important de juges indépendants, l’Exécutif pourra toujours compter sur quelques magistrats pour instrumentaliser la justice. Il est donc essentiel que le principe d’inamovibilité soit strictement respecté.
‘’Les atteintes à l’indépendance peuvent provenir d’autres secteurs…’’
Mais il est important de relever que les atteintes à l’indépendance peuvent provenir d’autres secteurs que l’Exécutif. Le juge peut, en effet, être soumis à des pressions venant de sa famille, de milieux religieux et même tout simplement, de l’opinion.
Pour ces formes de pression, le seul véritable rempart en mesure de protéger le juge est sa conscience professionnelle et son sens de la responsabilité. Sous ce rapport, l’indépendance est, incontestablement, une affaire de conviction personnelle. Au total, on voit que l’indépendance ne peut se résumer à une question de comportement du juge. Car elle interpelle autant le magistrat que l’Etat. Elle exige du juge un sens élevé de responsabilité ; elle constitue aussi un devoir pour l’Etat qui est tenu de prendre les mesures destinées à rendre effectives les garanties statutaires prévues par les textes, notamment par la Constitution.
Je tiens d’ailleurs à ajouter qu’au-delà des magistrats, la question de l’indépendance interpelle tous les citoyens, surtout les autorités politiques. On a vu, ici, des députés voter une motion de soutien en faveur d’un ministre qui avait décidé de ne pas appliquer une décision rendue par la plus haute juridiction nationale, en l’occurrence la Cour suprême. Ce sont des attitudes qui sapent les fondements de notre Etat de droit.
S’il y a une question sur laquelle un consensus doit être trouvé, c’est bien celle de l’indépendance de la justice, car sans elle, pas de justice digne de ce nom, pas d’Etat de droit, ni de respect des droits et libertés. Par conséquent, nul n’a intérêt à fragiliser l’institution judiciaire. Les dirigeants d’aujourd’hui doivent garder à l’esprit que demain, lorsqu’ils quitteront le pouvoir - ce qui est inéluctable - ils auront besoin d’une justice forte et indépendante pour défendre leurs droits et libertés.
Justement, en parlant des dirigeants, c’est l’occasion de constater que beaucoup de décisions, surtout dans les affaires politico-judiciaires, font l’objet de critiques acerbes. N’est-ce pas là des signes d’une crise de confiance entre les magistrats et le peuple ?
Les critiques à l’égard de la justice sont à la mesure des attentes des citoyens et de l’intérêt qu’ils lui portent. A mon avis, il ne faut pas s’en offusquer. Il faut plutôt les analyser avec lucidité. Il y a, parfois, de la dramatisation dans certaines critiques. Mais il y a aussi, incontestablement, une part de vérité. Et je crois que ce que vous appelez crise de confiance découle d’un sentiment largement partagé chez nos concitoyens que, dans certaines affaires, la justice a été instrumentalisée.
Quelle solution pour restaurer cette confiance avec le peuple au nom duquel la justice est rendue ?
La solution, c’est qu’il faut d’abord communiquer et rétablir la vérité, s’il y a lieu. Ensuite, nous magistrats, nous devons nous soucier de la perception que nos concitoyens peuvent avoir de la justice et éviter d’adopter des postures qui laissent penser que nous sommes davantage soumis à l’autorité politique qu’à la loi. Comme le disent nos amis anglophones, ‘’la justice ne doit pas seulement être rendue ; elle doit aussi être perçue comme étant bien rendue’’. L’UMS, en ce qui la concerne, compte tout mettre en œuvre pour contribuer à renforcer l’indépendance de la justice.
A partir du mois de novembre prochain, les comités de ressort vont se pencher, à travers des journées d’études, sur le thème de l’indépendance et plus spécialement, sur le principe de l’inamovibilité et la gestion de la carrière. Les conclusions issues de ces réflexions serviront de base de travail pour la tenue d’un colloque national que nous comptons organiser, Incha Allah, vers la fin du mois de décembre. L’objectif de ce colloque est de s’accorder avec les principaux acteurs judiciaires sur des réformes destinées à renforcer l’indépendance du pouvoir Judiciaire.
Revenons un peu en arrière pour parler des procédures de consultation à domicile qui ont défrayé la chronique. Concrètement, que reproche l’UMS à la tutelle sur ce point ?
Vous savez, les mesures de nomination sont, en principe, prises à l’occasion des réunions du CSM, en présence des membres de cet organe. La tenue de telles réunions dépend de la disponibilité du président de la République. Or, on peut être confronté à des cas d’urgence qui requièrent des décisions immédiates. C’est le cas des admissions à un stage (par exemple à la CPI) ou à une université étrangère ou encore de détachement dans un cabinet ministériel. Le texte sur le CSM permet, dans de tels cas de figure, de procéder à ce qu’on appelle la consultation à domicile. C’est-à-dire que chaque membre du conseil est trouvé à son domicile (ou à son bureau) et, est invité à donner son avis favorable ou défavorable sur la mesure envisagée.
Il se trouve qu’en 2016, il y a eu une inflation de procédures de consultations à domicile. On a utilisé cette procédure dans des cas qui ne revêtaient aucune urgence. A l’époque, l’UMS avait vigoureusement dénoncé ce procédé.
Cette pratique, outre qu’elle viole la lettre et l’esprit du texte qui organise le CSM, contribue également à rendre la situation du magistrat encore plus précaire. Je dois tout de même reconnaître que depuis cet incident et le tollé que cela a soulevé, la consultation à domicile n’a été utilisée que pour des situations d’urgence. En tout état de cause, l’UMS continuera de veiller au grain. Mais, au-delà de cette posture de sentinelle, il nous faut trouver un moyen de verrouiller davantage cette procédure afin de fermer la voie à toute possibilité d’abus. Je pense que les réflexions en cours permettront de faire des propositions dans ce sens.
Outre ces consultations à domicile, vous aviez aussi porté le combat contre la réforme du statut des magistrats. Quelles étaient les dispositions qui posaient problème ? Et quelle suite l’Etat avait-il donnée à vos revendications sur cette question ?
Dans la réforme adoptée en janvier 2017, il a été prévu le relèvement de l’âge de la retraite pour une catégorie de magistrats, à savoir les chefs de cour (premiers présidents et procureurs généraux de la Cour suprême et des cours d’appel, présidents de chambre de la Cour suprême). Cette réforme est à condamner pour deux raisons essentiellement : elle est discriminatoire et attentatoire à l’indépendance des juges. Elle est discriminatoire, car elle institue au sein du même corps, deux régimes de retraite sans que rien ne le justifie. On a essayé de justifier cette réforme, en invoquant l’expérience des concernés et le vide que leur départ à la retraite risquerait de créer.
Cet argument ne me semble pas pertinent pour une raison simple : je rappelle que les promotions de magistrats sont composées, en moyenne, d’une dizaine de personnes et qu’il existe souvent des différences d’âge de 2 à 5 ans. Ce qui fait que quand un magistrat atteint l’âge de la retraite, on trouve toujours dans sa promotion ou dans celles qui suivent immédiatement, une dizaine de ses collègues qui peuvent se prévaloir de la même ancienneté, voire de la même expérience et qui peuvent donc valablement le remplacer.
En outre, il faut relever que, selon la formule utilisée dans le texte, la prorogation est liée à l’occupation de la fonction. Et puisque c’est le ministre qui, au terme de l’article 8 du statut des magistrats, fait les propositions aux postes de nomination, cela veut dire que le sort du magistrat qui atteint l’âge fatidique de 65 ans, est suspendu à la volonté de l’Exécutif. Cette situation est, le moins qu’on puisse dire, difficilement compatible avec l’esprit d’indépendance. Mais il y a pire.
Une fois qu’il a bénéficié de la prorogation, le magistrat va demeurer dans l’incertitude et la précarité totales, puisque dès qu’il cesse d’exercer l’une des fonctions donnant droit à la prorogation, ce sera pour aller directement faire valoir ses droits à la retraite. Si vous ajoutez à tout cela le fait que la quasi-totalité des concernés sont des membres du CSM chargés de veiller au respect des garanties d’indépendance de la justice, vous comprendrez à quel point cette réforme a contribué à fragiliser le système judiciaire.
A présent que la loi est votée, quelle est la position de l’UMS ?
Cette réforme n’a fait qu’alimenter le sentiment d’injustice au sein du corps et, de surcroît, elle contribue à semer les germes de la division entre des personnes qui sont censées former une seule famille. En un mot, elle divise la famille judiciaire de l’intérieur et la fragilise de l’extérieur. Ce que réclame l’UMS, c’est que l’on mette fin à cette discrimination, en uniformisant l’âge de la retraite. Et si, par extraordinaire, cette prorogation devait être maintenue, qu’elle soit adossée au grade ou à l’ancienneté et qu’elle ne dépende pas du bon vouloir de l’Exécutif. Toute situation de fragilisation qui expose les magistrats, doit être bannie, car elle constitue un danger pour les justiciables.
Les défis que vous avez évoqués sont pour le moins énormes. Pensez-vous être en mesure de les relever ?
Je pense qu’on a le droit, pour ne pas dire le devoir, d’être ambitieux sans pour autant être prétentieux. Il est clair que les difficultés ci-dessus évoquées, ne peuvent être résolues par le seul bureau de l’UMS, encore moins par son président. Il est impératif que tous ceux qui sont associés d’une manière ou d’une autre à l’administration de la justice, assument leur responsabilité. L’Etat, les magistrats ainsi que les autres acteurs judiciaires, notamment les avocats. A mon avis, dans la vie, l’essentiel, c’est de faire ce qu’on a à faire.
Notre devoir, c’est, comme disait le poète Pindare ‘’d’épuiser le champ du possible’’ afin qu’au bout du compte, à l’heure du bilan, on ait le sentiment du devoir accompli. C’est la responsabilité de l’UMS de poser le débat sans aucune dose de subjectivisme, mais avec clarté et responsabilité. C’est aussi son rôle de faire des propositions. C’est ce que nous nous évertuerons à faire durant ce mandat.
C’est la responsabilité des pouvoirs publics de mettre en œuvre des véritables réformes qui soient de nature à faire avancer la cause de la justice. Nous espérons qu’ils le feront. Après tout, la justice est un bien commun. Nous devons tous travailler à son rayonnement. Je reste persuadé que si tous les acteurs judiciaires parlent d’une même voix et affichent une détermination dans la défense de la cause de la justice, on peut obtenir des avancées significatives pour notre système judiciaire.
Vous avez aussi parlé du renforcement des moyens alloués à la justice en général et aux juridictions en particulier. Que voulez-vous dire par-là ?
Depuis plusieurs années, le gouvernement est en train d’initier des projets destinés à moderniser la justice. Je tiens au passage à saluer le travail remarquable que la Direction des services judiciaires du ministère de la Justice est en train d’effectuer dans le cadre de cette modernisation. Elle travaille actuellement à l’élaboration d’un logiciel de gestion du personnel qui, s’il est mis en œuvre correctement, pourrait nous valoir d’énormes progrès en termes de transparence et de mobilité professionnelle. Mais encore faudrait-il que les moyens et la volonté politique suivent.
Actuellement, les budgets des juridictions, notamment des cours d’appel, sont d’une modicité telle qu’il leur est difficile de faire face à certains besoins relatifs, par exemple à la formation continue ou à la documentation. Je voudrais préciser un point : toutes ces priorités (indépendance, transparence et moyens budgétaires) concourent à un seul objectif : l’administration d’une justice de qualité. Si le magistrat en est le bénéficiaire immédiat, le bénéficiaire final n’est personne d’autre que le justiciable et l’usager du service public de la justice qui sont, comme dirait l’autre, ‘’les consommateurs souvent invisibles de la justice’’.
Sur un tout autre registre, que pensez-vous de la décision du Conseil constitutionnel kenyan ayant annulé l’élection du président sortant ? Pensez-vous que de telles postures puissent être adoptées chez les Francophones et particulièrement, au Sénégal ?
Je ne veux pas donner l’impression de prêcher pour ma chapelle. Mais, honnêtement, le Sénégal regorge de magistrats extrêmement compétents et d’un courage à toute épreuve. Le reste, c’est une question de contexte et d’opportunité. Mais je ne me fais aucun doute quant à la capacité de la justice sénégalaise à se montrer tout aussi exemplaire.
La France a récemment signé avec le Sénégal une convention portant sur la construction d’un tribunal de commerce, la formation de magistrats, la mise en ligne de textes de lois. Une partie des fonds débloqués constituant une subvention. Ce type de coopération ne pose-t-il pas les germes d’une future ingérence ?
A mon avis, c’est dans l’ordre normal des choses que le Sénégal bénéficie de l’appui d’un pays comme la France. Le Sénégal est tout de même un Etat souverain et je ne vois pas comment une juridiction nationale pourrait être sous l’influence d’un Etat tiers. Il faut que l’on s’inscrive dans une logique constructive. Nous comptons initier des rencontres sur les tribunaux de commerce et, au besoin, nous ferons les recommandations nécessaires.
Personnellement, vous avez été considéré comme un va-t-en guerre, surtout sous le magistère de Sidiki Kaba. Maintenant que vous êtes président de tous les magistrats de ce pays, entendez-vous mener les mêmes combats sous l’ère du tout nouveau ministre de la Justice, le Pr. Ismaïla Madior Fall ?
En réalité, je n’ai jamais mené de combat personnel. Je ne suis ni contre la personne de M. Sidiki Kaba ni avec celle de M. Ismaïla Madior Fall. Notre ambition, c’est de défendre les intérêts matériels et moraux des magistrats et, au-delà, la cause de la justice. Par ailleurs, je ne crois pas que l’expression ‘’va-t-en guerre’’ soit appropriée. Que je sache, un va-t-en guerre, c’est quelqu’un qui est, en permanence, dans une posture de confrontation. Je sais que vous pensez aux articles que j’ai fait publier pour critiquer les réformes adoptées l’an dernier.
Mais justement, vous me permettrez de faire une mise au point qui me semble importante, notamment pour souligner le droit des magistrats de contribuer au débat public. C’est le statut de la magistrature qui, en son article 11, reconnaît à chaque magistrat, le droit de traiter, même en public, de tout sujet à caractère professionnel ou technique. Cette disposition n’est que l’illustration d’une vérité banale, mais bonne à rappeler quand même : c’est que l’obligation de réserve n’est pas une négation de la liberté d’expression. Elle n’en est que l’encadrement.
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) français a eu l’occasion de le rappeler dans une affaire qu’il a jugée en 1987. Un magistrat avait, lors d’une audience solennelle de rentrée des Cours et tribunaux, ramé à coutre- courant de la politique pénale adoptée par le gouvernement français. Le Garde des Sceaux avait décidé d’initier des poursuites contre lui. Mais le CSM l’a finalement relaxé en considérant que ‘’si l’atteinte au devoir de réserve peut résulter de propos injurieux, elle ne peut être constituée par la simple expression d’une opinion non conformiste’’.
Je l’ai déjà dit et je me répète : c’est dans le dialogue et non dans la confrontation que nous pourrons faire avancer la cause de la justice. Nous devons donc nous évertuer à encourager l’instauration d’un débat sur la justice qui soit libre, mais sain, dépouillé de toute forme de subjectivisme. Naturellement, en tant qu’association chargée de défendre les intérêts matériels et moraux des magistrats ainsi que l’indépendance de la justice, l’UMS ne peut rester en marge de ce débat.
Il reste entendu que, pour nous, il est important que le fil du dialogue soit toujours maintenu avec les autorités. A ce titre, je dois préciser que le bureau de l’UMS a rencontré le nouveau Garde des Sceaux le jeudi 19 septembre 2017 et que nous avons été heureux de constater que sur la nécessité de privilégier la voie du dialogue, nous sommes totalement en phase avec le Garde des Sceaux.
PAR IBRAHIMA KHALIL WADE (enquête) ET PAPE NDIAYE (LE TEMOIN)