«Je suis un peu comme saint Paul lorsqu’il s’est converti sur le chemin de Damas. Il y a quarante ans, moi aussi, je voulais construire sur le littoral », confie Pierre Goudiaby Atepa. Si les textes saints prétendent que c’est en entendant la voix de Jésus que Paul de Tarse, l’ancien pharisien persécuteur des premiers chrétiens, est devenu le « treizième apôtre », ce célèbre architecte s’est quant à lui converti à la préservation du littoral dakarois, en écoutant Léopold Sédar Senghor. « La corniche appartient à tout le monde, on ne saurait la privatiser », disait le premier président sénégalais. Une devise qu’il a depuis, faite sienne.
En septembre, après avoir alerté la presse, Pierre Goudiaby Atepa mandatait ses avocats pour déposer une plainte destinée à bloquer un énième projet controversé, sur la corniche ouest de Dakar. En cause, un chantier de 40 000 m2 situé en contrebas de l’Espace Senghor – à quelques dizaines de mètres de la maison de l’ancien chef de l’État.
Dans sa ligne de mire, le maire de la commune de Fann-Point E, qui a délivré le permis de construire, le groupe Terrou-Bi, qui en a bénéficié et qui possède déjà un hôtel faisant face aux îles de la Madeleine, et le groupe Eco Loisirs, constructeur de plusieurs édifices sur la corniche.
S’ils ne sont pas nommés dans la plainte, les heureux propriétaires des parcelles obtenues depuis le morcellement de ce vaste terrain, se sont également sentis visés.
Détenteurs de titres fonciers, par dérogation aux dispositions légales protégeant le domaine public maritime (DPM, théoriquement inaliénable, imprescriptible et inconstructible), certains privilégiés n’ont pas tardé à prendre leur téléphone afin de freiner l’ardeur de l’architecte.
Dans ce far-west juridique qu’est devenue la corniche, le gotha sénégalais a pris ses aises.
« “Dis à Pierre que je veux seulement faire construire une maison d’un étage, qu’on ne verra pas depuis la corniche”, m’a dit un chef d’entreprise », raconte Moctar Ba, le président de la Plateforme pour l’environnement et la réappropriation du littoral (Perl) – dont son ami Atepa est le président d’honneur.
Un far-west juridique
Dans ce far-west juridique qu’est devenue la corniche, le gotha sénégalais a pris ses aises. Pierre Goudiaby Atepa le reconnaît : lui-même confronté à des conflits d’intérêts entre son proche entourage et certains bénéficiaires de terrains litigieux, il a préféré retirer sa plainte quelques jours plus tard pour privilégier la négociation.
« Nous ne sommes pas des subversifs, nous voulons être une force de proposition, indique le président de la Perl, qui réunit depuis 2014, diverses associations attachées à la préservation du littoral. L’important est de trouver un équilibre entre les infrastructures privées et la mise en valeur de zones accessibles à tous, dans le cadre d’une politique nationale d’architecture, d’urbanisme et d’aménagement du littoral. »
Aussi l’association s’efforce-t-elle généralement de plaider sa cause auprès de l’État et des promoteurs immobiliers. Le combat citoyen dans lequel elle s’est engagée, est le révélateur d’un scandale environnemental où s’entremêlent les pires travers d’une nomenklatura déconnectée du bien commun : clientélisme, népotisme, passe-droits et argent facile.
« Sous Senghor, il y avait une volonté politique forte de protéger le littoral, résume un bon connaisseur du dossier. Lorsque Abdou Diouf lui a succédé, elle s’est trouvée atténuée. Mais les constructions alors autorisées, notamment les complexes hôteliers, respectaient un plan d’urbanisme raisonné. »
Le Sénégal a alors besoin de développer le tourisme, aussi l’écrin qui enserre la presqu’île du Cap-Vert s’ouvre peu à peu aux constructions, conformément aux déclassements autorisés par les textes.
Depuis 1976, ceux-ci prévoient en effet que l’État peut, sur dérogation, accorder des baux, voire des titres fonciers, relatifs à cet espace protégé lorsque les circonstances le justifient.
Une histoire de villas
Mais, déjà, le ver est dans le fruit. À l’entrée du Plateau, aux confins de la corniche ouest, « la première maison qui surplombe l’Atlantique a été construite par la fille d’Abdou Diouf, ce qui avait entraîné une polémique à l’époque », relate Moctar Ba.
Quelques centaines de mètres plus loin, à flanc de falaise, une vaste propriété aux toits en forme de paillote appartient, elle, au fils de l’ancien président.
Plus au nord, à Mermoz ou à Ngor, des lotissements sont qualifiés par Atepa de « quartier des socialistes » – une allusion aux notables du régime Diouf ayant obtenu à l’époque des passe-droits pour y construire leurs maisons.
Selon la Perl et plusieurs observateurs avertis, avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir, les contournements de la loi sur la protection du DPM deviennent frénétiques.
« Des terrains acquis à 2 500 F CFA (moins de 4 euros) le mètre carré peuvent être revendus jusqu’à 1 million de F CFA le mètre carré », s’indigne Pierre Goudiaby Atepa
Le nouveau régime accorde des faveurs à ses obligés comme on distribuerait des médailles. Des politiques, des marabouts, des magistrats, des notables, des affairistes se voient gratifiés de parcelles cédées à vil prix et parfois, revendues à prix d’or.
« Des terrains acquis à 2 500 F CFA (moins de 4 euros) le mètre carré peuvent être revendus jusqu’à 1 million de F CFA le mètre carré », s’indigne Pierre Goudiaby Atepa. Hôtels, complexes immobiliers de luxe, cliniques privées et villas fastueuses prolifèrent sur ce terreau.
Et la Perl de brandir les titres de propriété de deux vastes terrains détenus par Abdoulaye Wade lui-même.
L’un, de 14 000 m2, a hébergé en 2010 le village du Festival mondial des arts nègres (Fesman). Situé entre Yoff Virage et Ngor, il est aujourd’hui en friche.
Le second, de 8 000 m2, se trouve près du cap Manuel. Un troisième, au nom de son fils Karim, a été saisi par l’État à la suite de sa condamnation pour enrichissement illicite, en 2015.
Le successeur d’Abdoulaye Wade, Macky Sall , a lui-même bénéficié de la générosité de son ancien mentor . En 2012, dans sa déclaration de patrimoine, il révélait être le propriétaire d’un terrain de 2 069 m2 dans le quartier prisé des Almadies . Entre-temps, il a toutefois décidé de le restituer à la communauté afin d’y édifier une aire de jeux pour enfants.
« Il n’est pas le seul à avoir pris la mesure du problème, indique Pierre Goudiaby Atepa. J’ai moi-même sollicité une audience auprès du khalife général des Mourides, qui disposait d’un terrain de 4 000 m2 sur la corniche. Je lui ai expliqué ce qu’était le domaine public maritime et les problèmes qui se posaient, et il a accepté de le restituer. »
Faire des villes écologique
« À l’heure où la Banque mondiale appelle à l’écologisation des villes africaines , ce qu’on constate sur le littoral dakarois est anachronique », affirme Moctar Ba.
Les bâtiments de plusieurs étages qui ont poussé comme des champignons, ainsi que les murs d’enceinte entourant les propriétés et chantiers, ont réduit à peu de chose l’effet Venturi, qui balaie la pollution, disperse les moustiques et rafraîchit la ville. « Il faut que l’on puisse voir la mer et que celle-ci reste accessible aux populations », ajoute Pierre Goudiaby Atepa.
« D’un point de vue architectural, la corniche est une aberration, renchérit Annie Jouga, architecte et maire adjointe de Gorée, qui s’efforce depuis trente ans de limiter la casse. On aurait dû la considérer comme un ensemble homogène, mais au lieu de cela, on l’a découpée en petits morceaux de béton. »
À force de ténacité, la Perl est tout de même parvenue à obtenir des contreparties. En 2014, la société civile s’était mobilisée contre le mur entourant le terrain cédé à la Turquie pour y construire sa nouvelle ambassade, bloquant la vue. Un compromis a finalement été trouvé afin de regrouper sur un même terrain, hors du DPM, les ambassades du Koweït, de la Turquie et de la Libye.
Il rappelle que les bâtiments érigés dans la bande des 100 m autour du rivage sont, de par la loi, « précaires et révocables »
Quant au groupe Azalaï, qui fait construire un nouvel hôtel à proximité du Terrou-Bi, il a accepté de transiger avec l’association.
« Nous leur avons proposé de ne pas nous opposer au chantier, mais en échange, ils se sont engagés à financer dans cette zone un projet d’aménagement de la corniche, pour un montant de 1,5 milliard de F CFA », se réjouit Pierre Goudiaby Atepa, dont le cabinet a élaboré gracieusement les plans du projet en question.
Citant l’économiste Schumpeter, Moctar Ba exalte les vertus de la « destruction créatrice ». Il rappelle que les bâtiments érigés dans la bande des 100 m autour du rivage sont, de par la loi, « précaires et révocables ».
Autrement dit, des gargotes qui bordent la corniche des Almadies aux constructions anarchiques qui auront bientôt défiguré les collines des Mamelles, un certain nombre d’entre elles pourraient demain être détruites, et leurs propriétaires, indemnisés.
« C’est la volonté politique qui fait défaut, déplore Babacar Thioye Ba, directeur de cabinet adjoint du maire de Dakar. Avant août 2014, seul Khalifa Sall était habilité à délivrer des permis de construire sur ces terrains.
Et il refusait régulièrement de les signer, en invoquant des raisons liées au bien commun.» Mais, depuis l’Acte III de la décentralisation, cette prérogative incombe aux maires des différentes communes concernées, qui agissent en ordre dispersé.
Un comité mixte de réflexion sur le littoral a bien été institué, réunissant différents protagonistes autour des représentants de l’État. « Mais, en 2016, lors d’une réunion, un fonctionnaire du cadastre nous a confié, l’air résigné, que depuis les Almadies jusqu’au cap Manuel, toutes les parcelles ont d’ores et déjà été attribuées », se désole Annie Jouga.
La frénésie
Seule lueur d’espoir : une nouvelle loi est en passe d’être adoptée. Selon Boniface Cacheu, conseiller juridique au ministère de l’Environnement, « elle stipule notamment l’inconstructibilité du littoral, sauf dérogation expresse liée, par exemple, à une nécessité de service public.
Actuellement, ces dérogations ne sont pas suffisamment encadrées, et les juges n’exercent pas de contrôle véritable sur les déclassements ». Concernant les constructions existantes, « on procédera à un audit environnemental afin de prendre des mesures d’atténuation », ajoute le conseiller. « Malheureusement, cette loi ne sera pas rétroactive », relativise le président de la Perl.
Pour l’heure, depuis sa majestueuse villa de Fann-Résidence, située de l’autre côté de la route de la corniche et donc hors du DPM, Pierre Goudiaby Atepa se prend à rêver du jour où les autorités sénégalaises se donneront les moyens de faire de cet ancien joyau, cher à Senghor, un espace convivial et verdoyant. Tandis qu’en contrebas, face à sa maison, les grues et les tractopelles s’activent à dépecer l’un des derniers terrains qui avaient jusque-là, survécu à la frénésie immobilière.
Tout-à-l’égout
Tout autour de la presqu’île du Cap-Vert, la défiguration du littoral se double d’une catastrophe écologique et sanitaire. Dans la baie de Hann, les entreprises de la zone industrielle toute proche rejettent dans l’océan leurs eaux non traitées, faisant de ce lieu l’un des plus pollués du pays. Hier poissonneuse, la zone a été désertée par sa faune aquatique.
De l’autre côté de la ville, le malodorant Canal 4 (en partie à ciel ouvert) charrie les eaux usées de différents quartiers de la capitale dans la baie de Soumbedioune. Outre les excréments, des restes d’animaux et divers produits toxiques sont ainsi refoulés à proximité des zones de baignade.
De tels procédés s’observent tout le long du littoral, à Ngor, Diamalaye, Cambérène et jusqu’aux banlieues populeuses de Pikine et de Guédiawaye. Faute d’un réseau d’assainissement digne de ce nom, Dakar a fait de l’un de ses principaux atouts – l’océan qui l’entoure – une aberration environnementale. Un constat de mauvais augure, à l’heure où le Plan Sénégal émergent (PSE), lancé par Macky Sall, prévoit de faire du Sénégal un hub touristique.
Passe-droits
En 2015, les conclusions d’un rapport de l’Inspection générale des finances sur la gestion du foncier à Dakar de 2008 à 2013 font scandale : 26 personnalités se sont vu octroyer des titres fonciers sur la corniche, dont plusieurs ex-ministres et… deux magistrats. « Quand on a commencé à saisir la justice, ils ont offert des terrains aux magistrats », ironise Atepa.
Jeune Afrique