Ne pouvant plus faire entendre sa voix à Libreville, Veolia se tourne vers Washington. Le groupe français de service collectifs a déposé hier -jeudi 8 mars- au siège du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une demande de conciliation internationale à l'encontre de l'Etat gabonais, annonce-t-il dans un communiqué parvenu à notre rédaction.
Veolia réclame ainsi l'intervention du CIRDI dans le conflit qui l'oppose au Gabon après la réquisition de sa filiale locale, SEEG, et la rupture de son contrat par l'Etat le 16 février dernier. Libreville invoquait pour cause « la dégradation de la qualité du service rendu aux usagers, les efforts financiers consentis par l'Etat non suivi des effets escomptés et les plaintes récurrentes des populations ». Mais rejetant ces allégations, la firme française dénonce une décision « brutale » et une « grave violation des règles de droit ».
En cas d'échec de conciliation, Veolia recourra à l'arbitrage
Selon Veolia, ce recours à la CIRDI n'est qu'une première étape de son action contre l'Etat gabonais. L'objectif ici est d'obtenir un règlement à l'amiable tout en donnant accès aux sites et aux archives de la SEEG pour une évaluation « indépendante » du préjudice subi par sa filiale. Mais la multinationale prévient : « En cas d'échec de la procédure de conciliation, la SEEG pourra déposer une requête d'arbitrage auprès du CIRDI ». Et Helman le Pas de Séchéval, Secrétaire général de Veolia d'enchérir :
« Cette expropriation illégale et l'inconséquence du gouvernement gabonais vont nuire non seulement au Gabon mais également à l'Afrique toute entière, alors même que tous les pays du continent ont cruellement besoin de toutes ces infrastructures vitales d'accès à l'eau et à l'énergie. Nous regrettons, pour la population gabonaise, l'impact de ce coup de force, qui témoigne de l'instabilité de la gouvernance et d'un climat des investissements étrangers catastrophique dans le pays. »
Après 20 ans de collaboration sur fond de "crise"
Le présent conflit est la malheureuse issue d'un partenariat public-privé né en juin 1997. Pour rappel, Veolia arrive au Gabon après avoir remporté l'appel d'offres international lancé par le gouvernement pour la production, le transport et la distribution d'eau potable et d'énergie électrique.
A l'époque, la SEEG, entreprise publique créée en 1950, est détenue à 64% par l'Etat gabonais. En crise vers la fin des années 1990, la société multiplie les pertes financières dépassant les 100 millions de dollars, les pertes techniques et commerciales à 28% pour l'eau et 17% pour l'électricité, le tout combiné à la vétusté du réseau, indique un document interne auquel La Tribune Afrique eu accès. « L'État lui-même (...) était en défaut de paiement de ses factures d'eau et d'électricité », précise la même source.
Le contrat de concession alors signé pour 20 ans, donne à la SEEG -à titre exclusif sur le périmètre de la concession- la production, le transport et la distribution de l'eau potable, ainsi que le transport et la distribution de l'énergie électrique ; et à titre non exclusif, la production de l'énergie électrique, le marché de la production d'énergie étant libéralisé au Gabon. L'étape suivante sera la privatisation de la SEEG, une décision voulu stratégique, sous les conseils de la Société financière internationale (IFC). Mais le contrat imposant une ouverture du capital aux investisseurs gabonais et aux salariés, Veolia en devient l'actionnaire majoritaire avec 51% des parts.
Investissements: 257 milliards pour l'électricité et 109 milliards pour l'eau
Une fois le pas franchi, l'urgence inscrite à l'agenda du nouveau maître à bord afin d'assurer un service de qualité : l'investissement dans le renouvellement des installations et réseaux. La facture fixée à « au moins de 100 milliards de Fcfa », selon un document interne, est une clause contractuelle que Veolia devra honorer.
Aujourd'hui pour Veolia, c'est chose faite. La multinationale revendique en effet 366 milliards Fcfa (environ 558 millions d'euros) d'investissements au niveau local depuis 1997, dont 257 milliards pour l'électricité et 109 milliards pour l'eau. Le document interne précise par ailleurs que la filiale locale a géré plusieurs investissements au début et vers la fin des années 2000 afin de « soutenir l'Etat gabonais face aux difficultés financières qu'il rencontrait, et assurer la continuité du service » : investissement dans la production électrique à Libreville en 2002, 2007 et 2010 ; prise en charge de la location de générateurs mobiles pour répondre à la croissance de la demande et aux pics de consommation, dans l'attente des infrastructures de l'Etat.
Mais depuis le début de ce partenariat public-privé, le gouvernement gabonais n'a réalisé que les installations d'Alénakiri à Libreville et Cap Lopez à Port Gentil dont la finalisation a notamment été rendue possible grâce à la connexion par Veolia de la centrale d'Owendo au gazoduc.
Il y a huit mois, le 1er juillet 2017, l'Etat gabonais a reconduit, par un avenant, le contrat de Veolia pour cinq ans à l'issue de négociations entamées un an plus tôt à l'initiative de Libreville. Selon l'avenant, les deux parties devaient fournir les « meilleurs efforts » en vue d'aboutir à une Convention réaménagée. In fine, le Gabon ambitionnait de passer d'un modèle de concession à un affermage.
Bilan à l'avantage de Veolia ?
Aujourd'hui, le bilan des 20 ans de Veolia au Gabon fait état d'un taux de desserte de 89,3% en électricité et 92,2% en eau, du triplement du nombre d'abonnés passé à plus 237% pour l'eau et 212% pour l'électricité, de 18,2% des revenus de la SEEG alloués aux investissements et plus de 98% de son chiffre d'affaires dépensé dans l'économie locale entre les fournisseurs (58%), les salaires (17%) pour ses 2 000 employés, les actionnaires (3,4%) et les impôts et taxes (2%).
Par ailleurs, après la récente entente entre les deux parties face aux difficultés financières de Libreville qui le rendaient incapable d'honorer sa dette liée à ses consommations courantes, « l'Etat est aujourd'hui débiteur de la SEEG de près de 41 milliards de Fcfa, soit environ 62 millions d'euros », indique le document interne.
Pour poursuivre son exploitation et payer ses employés et fournisseurs, la SEEG se dit dans l'incapacité de reverser 31 milliards de Fcfa d'impôts et taxes. En cas de nouvelles négociations, la société est ouverte à une défalcation de cette somme sur la dette de l'Etat qui ne s'élèverait plus qu'à 9,561 milliards de Fcfa pour les consommations courantes, majorée d'un crédit de TVA de 19,5 milliards de Fcfa que l'Etat n'a pas remboursé, soit un total de 29,061 milliards de Fcfa.
Selon Veolia, cet état des lieux n'est pas étranger à l'Etat gabonais qui est « représenté par deux observateurs (...) au conseil d'administration de la SEEG ». « Depuis 1997, l'Etat gabonais a donc une parfaite connaissance de la réalité de la société, et en particulier de sa situation financière. M. Immongault, actuel Ministre de l'Economie du Gabon, a lui-même été présent de nombreuses années au conseil d'administration de la SEEG », indique notre source.
Le Medef solidaire, Libreville apaise
Jusqu'ici, le gouvernement dirigé par Emmanuel Issoze Ngondet persiste à se séparer de Veolia, la firme qui, pour rappel, était devenue impopulaire au sein de l'opinion publique gabonaise en raison des coupures d'eau et délestages récurrents. Dans une lettre adressée au Premier ministre gabonais fin février, le patron du Medef, Pierre Gataz, interpellait le gouvernement par rapport au cas Veolia, regrettant une « décision unilatérale » qui « porte préjudice à l'image du Gabon et reflète une pratique de l'Etat de droit inquiétante ».
Comme pour calmer le jeu, le ministre gabonais de l'Economie, Régis Immongault, a rencontré mercredi 7 mars une délégation d'investisseurs français conduite par Didier Lespinas, président des Conseillers du commerce extérieur de France (CCEF). Objectif : faire le point sur l'actualité économique et financière du pays et repréciser les choses. Toutefois, « les relations entre l'Etat gabonais et Veolia ne concernent pas tous les opérateurs économiques », a-t-il tranché.
Au moment Veolia et l'Etat gabonais mène leur guerre désormais portée devant le CIRDI, l'analyste économique Mays Mouissi, dans une récente interview accordée à La Tribune Afrique, évoquait une « responsabilité partagée ».
« Malgré cela [tous les investissements de Veolia, ndlr] et au regard de la qualité de service de la filiale gabonaise de Veolia, il est évident que l'entreprise n'a pas assez investi pour fournir un service à la hauteur des attentes des usagers grâce à qui elle a réalisé de belles marges pendant 20 ans. [...] Quant à l'État, il s'est arrêté d'investir dans le secteur pendant la première décennie des années 2000. [...] Il y a une responsabilité partagée ».