Dix ans seulement séparent deux moments emblématiques de ce début de siècle. Presque une éternité au vu des évolutions rapides qui sont intervenues depuis 2009. Il y a une décennie donc, le comité Nobel attribuait son prix le plus prestigieux, celui de la paix, au premier président noir des États-Unis, Barack Obama. A l'époque, cet intellectuel hors norme portait en lui la promesse d'une paix rapide au Proche Orient et d'un nouvel ordre mondial basé sur une Pax Americana fondée sur la raison, la logique et l'empathie. En quelque sorte, ce prix lui était attribué par anticipation de ce qu'il aurait pu faire : mettre autour de la table Palestiniens et Israéliens pour négocier un accord juste, durable, et mutuellement acceptable, fermer le bagne de Guantanamo Bay, érigé au mépris du droit international, ou encore engager l'oncle Sam dans une politique en phase avec les défis de la transition climatique. Le reste de l'histoire est connu. Bien que jouissant encore d'une cote de popularité très importante - notamment en dehors des États-Unis- Obama n'a rempli aucune de ces trois promesses. Il s'est montré au mieux hésitant lors de moments déterminants, ou au pire, s'est mis à la recherche du consensus le plus large, entravant la possibilité de faire émerger des solutions véritables. Au-delà de la démarche chaloupée, de la répartie hors norme et de la vitesse phénoménale de réflexion de ce surdoué, l'histoire retiendra surtout du double mandat de Barack Obama qu'il a cassé le plafond de verre de la race dans une Amérique que l'on disait incapable de combattre les inégalités. A l'époque, mis à part de rares exceptions, tout le monde avait applaudi la décision du comité Nobel. Il faut dire que l'histoire était trop belle : celle du jeune homme de père africain, élevé par sa mère, qui a gravi à la force de l'intellect toutes les marches de la Nomenklatura blanche américaine, jusqu'à devenir Président de la revue de droit d'Harvard, puis sénateur, et enfin, leader du monde libre. En bref, l'allure de l'intellectuel et la promesse de transformer des idées généreuses en action fut récompensée.
Deux hommes récipiendaires du Nobel, l'un est un homme de réflexion, l'autre d'action
En 2019, c'est un choix radicalement inverse qui est au cœur de l'actualité. En récompensant Abiy Ahmed Ali, Premier ministre de l'un des pays les plus pauvres de la planète, l'Éthiopie, ce n'est non pas l'homme de réflexion qui est récompensé, mais bel et bien l'homme de l'action. En moins de trois ans de mandat, cet ancien militaire et cadre du renseignement qui n'a fréquenté ni Yale ni Harvard a réussi le tour de force de se réconcilier avec l'Érythrée après plusieurs décennies de guerre. Il libère également dans la foulée de son arrivée au pouvoir en 2018 plusieurs centaines de prisonniers politiques et instaure une double politique de lutte contre la corruption et de promotion de l'égalité de genre. Plus récemment, il est devenu l'un des artisans du règlement de la crise au Soudan. Avec des moyens très modestes, mais une audace ainsi qu'un sens du temps politique que lui envieraient beaucoup de ses ainés, le jeune homme de 43 ans a d'ores et déjà inscrit son nom en lettres d'or dans le panthéon des grands hommes. Pourtant, à bien des égards, et hormis son expérience dans le monde du renseignement - qui a pu lui donner des rudiments de stratégie- l'on ne peut considérer Abiy Ahmed Ali d'abord comme un intellectuel mais comme un homme d'action. Or, dès l'annonce de l'attribution du Nobel au Premier ministre éthiopien, il s'est trouvé multitude d'esprits chagrins pour regretter la « précipitation » du comité, voire l'absence de réalisations concrètes d'Abiy Ahmed. Où étaient tous ces bien-pensants en 2009 ?
Un paradoxe à résoudre : comment préparer demain dès aujourd'hui ?
De fait, ces deux évènements espacés de tout juste une décennie donnent à méditer la citation de Nicolas Parsier : « Pourquoi ceux qui agissent ne pensent pas et pourquoi ceux qui pensent n'agissent pas ? ». Si le débat est ancien, et a nourri de nombreuses discussions entre experts de la sphère publique sur la place de la réflexion dans l'exercice de l'Etat, il est aujourd'hui d'une criante actualité alors que nous assistons à une sorte de basculement civilisationnel où tous les repères traditionnels sont remis en cause. Avec l'avènement du règne de la machine, la fin de l'emploi tel que nous l'avons connu, la montée en puissance irrésistible des populismes et des barrières, jamais l'humanité n'a autant eu besoin de la pensée pour savoir comment se projeter, allouer de la ressource ou organiser l'Etat. De même, du fait de la nature même des transformations auxquelles nous assistons, qui portent en elles la double caractéristique de la vitesse et de l'imprévisibilité, jamais nous n'avons autant eu besoin d'action et de prise de décision rapide.
Comment concilier ces deux extrêmes ? Comment se projeter avec raison et stratégie tout en déployant le « business urgent » de la prise de décision qui incombe aux politiques ? En bref, comment préparer demain tout en voyant plus loin ?
Ne plus nourrir le crocodile
Une chose est certaine, la recherche du consensus le plus large a vécu. Pour paraphraser Winston Churchill, qui réunissait à la fois les qualités du penseur et de l'acteur, mais qui dut attendre 66 ans avant de devenir Premier ministre, un « conciliateur est quelqu'un qui nourrit un crocodile en espérant qu'il sera le dernier à être mangé ». L'actualité nous donne nombre d'illustrations des effets pervers de cette recherche du consensus large : abandon de réformes parfois indispensables du fait de la pression de la rue, remise en cause de changements prégnants par peur des lobbies, report des chantiers de la transition climatique en sont autant d'avatars emblématiques.
Comment donc sortir de cet antagonisme structurel ? Doit-on attendre l'arrivée hypothétique d'hommes et de femmes providentiels dont le cerveau n'ankyloserait pas les jambes ? Ou bien doit-on radicalement changer le mode d'organisation de l'action publique afin de s'assurer que l'exercice de l'Etat ne soit ni aux mains de penseurs apathiques ni d'aventuriers ?
Une partie de la réponse se trouve probablement dans une meilleure intégration des nouvelles générations dans la chose publique, symbolisée par l'arrivée d'Anaïs Demoustier auprès de Fabrice Lucchini dans « Alice et le Maire ». Coupée du monde politique, cette jeune normalienne et philosophe a pour mission d'aider un maire vieillissant de réapprendre à penser. Surtout, elle a pour tâche d'acter la fin de la « victoire des communicants sur les décisionnaires », comme le soulignait avec justesse Jérémie Couston dans « Télérama ». En bref, une invitation à cesser de nourrir le crocodile...