Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2020, un jeune père iranien assistait impuissant à la mort de son fils de 6 ans au cours de leur traversée en mer pour rejoindre la Grèce. Le lendemain, les autorités grecques décidaient de le poursuivre en justice pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Il risque 10 ans de prison.
Trois jours plus tard au Sénégal, les autorités décidaient de poursuivre plusieurs personnes dont le père d’un jeune garçon de 14 ans décédé lors d’une traversée vers les Canaries mi-octobre. En payant le passage de son fils, celui-ci serait coupable aux yeux des autorités « d’homicide involontaire et de complicité de trafic de migrants ». Son procès s’ouvre mardi 1er décembre. Au Sénégal, deux autres pères sont également poursuivis pour « mise en danger de la vie d’autrui et complicité d’émigration clandestine ».
A la connaissance de nos organisations, c’est la première fois que des autorités publiques s’attaquent aux parents pour criminaliser l’aide à la migration « irrégulière », faisant ainsi sauter le verrou protecteur de la famille. Il s’agit d’une forme de répression supplémentaire dans la stratégie déployée depuis des années pour tenter d’empêcher toute arrivée sur le territoire européen, qui révèle jusqu’où peut aller le cynisme quand il s’agit de stopper les migrations vers l’Union européenne (UE).
Tandis que les routes migratoires deviennent toujours plus dangereuses en raison de la multiplicité des entraves et des mesures de contrôles le long des parcours, l’UE, ses États et les États coopérant avec elle ne cessent de se dérober de leur responsabilité en invoquant celles des autres.
Tout d’abord celle des « passeurs », terme non-défini et utilisé pour désigner toute une série d’acteurs et d’actrices intervenant sur les routes migratoires jusqu’à s’appliquer à toute personne ayant un lien avec une personne en migration. Ainsi, le « passeur » peut prendre une multitude de visages : celui du trafiquant exploitant la misère à celui du citoyen.ne solidaire poursuivi.e pour avoir hébergé une personne migrante en passant par les personnes migrantes elles-mêmes. Dans leur diversité, l’existence même de ces acteur·ice·s qui viennent en aide aux personnes migrantes dans le passage des frontières est une conséquence directe des politiques restrictives des États, qui rendent leur aide ou leurs services nécessaires.
Les « passeurs », pointés du doigt et coupables tout désignés des drames aux frontières, ont ainsi constitué un bon alibi pour les États dans le déni de leurs responsabilités. Les actions de lutte contre « les passeurs » ont été présentées comme le meilleur moyen pour « sauver des vies » dès 2015, comme en atteste l’opération maritime militaire européenne, EUNAVfor Med, visant à l’identification, la saisie et la destruction des embarcations utilisées par les « passeurs ». Loin de « sauver des vies », cette opération a contribué à un changement de pratique des personnes organisant les traversées en Méditerranée : aux gros bateaux en bois (risquant d’être saisis et détruits) ont été préférés des bateaux pneumatiques peu sûrs et moins fiables, mettant encore plus en danger les personnes migrantes et compliquant les opérations de sauvetage. Bien que ces conséquences désastreuses aient été relevées par de nombreux.ses observateur.ice.s, la stratégie de l’UE et de ses États membres n’a nullement été remise en cause[1].
Autres « coupables » désignés par les États comme responsables des arrivées sur le sol européen et des drames en Méditerranée : les ONGs de sauvetage. Tandis que ces dernières tentent de pallier depuis 2015 le manque d’intervention des États en matière de sauvetage en mer, elles subissent depuis 2017 des pressions et des poursuites judiciaires pour les dissuader d’intervenir : refus d’accès aux ports européens pour débarquer les personnes sauvées, saisies des navires, poursuites des capitaines et équipages pour « aide à l’immigration irrégulière » et même « collusion avec les passeurs », etc. Au mépris de l’obligation internationale du secours en mer des navires en détresse, les États membres criminalisent le sauvetage en Méditerranée lorsque celui-ci concerne des personnes en migration.
Aujourd’hui, pour contourner les mesures de blocage des personnes migrantes, les routes migratoires se déplacent à nouveau loin des côtes méditerranéennes et les naufrages se multiplient au large des îles Canaries, comme c’était le cas en 2006. Pourtant, l’Union européenne, ses États membres et les États de départ avec qui elle collabore n’interrogent toujours pas les conséquences désastreuses des politiques qu’ils mettent en œuvre.
Cette logique de déresponsabilisation des États pour le sort des personnes migrantes et de criminalisation de celles et ceux qui leurs viennent en aide est aujourd’hui poussée à son comble puisque désormais ce sont des parents, déjà accablés par la perte de leur enfant, qui sont poursuivis et pointés du doigt comme responsable de ces drames. Tandis qu’à l’inverse, les acteurs étatiques et paramilitaires intervenant dans le contrôle des frontières, en particulier l’agence européenne Frontex, jouissent d’une parfaite impunité.
Cette évolution alarmante de la criminalisation des personnes exilées, de leur famille et des solidarités qui se mobilisent autour d’elles cachent en réalité très mal les responsabilités des États dans les drames sur les routes migratoires. Les disparitions et décès aux frontières ne sauraient être uniquement attribués à des « passeurs sans scrupule », des « ONG irresponsables » et des « parents inconscients des risques ». L’Union européenne et les États doivent prendre la mesure des conséquences des politiques migratoires à l’œuvre. C’est bien le durcissement de la règlementation, la sophistication des contrôles aux frontières ainsi que la multiplication des instruments de coopération dans le domaine des migrations rendant le franchissement des frontières toujours plus difficile, qui est à l’origine du développement d’un « business » du passage et des décès et disparitions qui en découlent.
Par Moustapha Kémal KEBE – Réseau Migration Développement (REMIDEV) - Kamalkebe@yahoo.fr
Trois jours plus tard au Sénégal, les autorités décidaient de poursuivre plusieurs personnes dont le père d’un jeune garçon de 14 ans décédé lors d’une traversée vers les Canaries mi-octobre. En payant le passage de son fils, celui-ci serait coupable aux yeux des autorités « d’homicide involontaire et de complicité de trafic de migrants ». Son procès s’ouvre mardi 1er décembre. Au Sénégal, deux autres pères sont également poursuivis pour « mise en danger de la vie d’autrui et complicité d’émigration clandestine ».
A la connaissance de nos organisations, c’est la première fois que des autorités publiques s’attaquent aux parents pour criminaliser l’aide à la migration « irrégulière », faisant ainsi sauter le verrou protecteur de la famille. Il s’agit d’une forme de répression supplémentaire dans la stratégie déployée depuis des années pour tenter d’empêcher toute arrivée sur le territoire européen, qui révèle jusqu’où peut aller le cynisme quand il s’agit de stopper les migrations vers l’Union européenne (UE).
Tandis que les routes migratoires deviennent toujours plus dangereuses en raison de la multiplicité des entraves et des mesures de contrôles le long des parcours, l’UE, ses États et les États coopérant avec elle ne cessent de se dérober de leur responsabilité en invoquant celles des autres.
Tout d’abord celle des « passeurs », terme non-défini et utilisé pour désigner toute une série d’acteurs et d’actrices intervenant sur les routes migratoires jusqu’à s’appliquer à toute personne ayant un lien avec une personne en migration. Ainsi, le « passeur » peut prendre une multitude de visages : celui du trafiquant exploitant la misère à celui du citoyen.ne solidaire poursuivi.e pour avoir hébergé une personne migrante en passant par les personnes migrantes elles-mêmes. Dans leur diversité, l’existence même de ces acteur·ice·s qui viennent en aide aux personnes migrantes dans le passage des frontières est une conséquence directe des politiques restrictives des États, qui rendent leur aide ou leurs services nécessaires.
Les « passeurs », pointés du doigt et coupables tout désignés des drames aux frontières, ont ainsi constitué un bon alibi pour les États dans le déni de leurs responsabilités. Les actions de lutte contre « les passeurs » ont été présentées comme le meilleur moyen pour « sauver des vies » dès 2015, comme en atteste l’opération maritime militaire européenne, EUNAVfor Med, visant à l’identification, la saisie et la destruction des embarcations utilisées par les « passeurs ». Loin de « sauver des vies », cette opération a contribué à un changement de pratique des personnes organisant les traversées en Méditerranée : aux gros bateaux en bois (risquant d’être saisis et détruits) ont été préférés des bateaux pneumatiques peu sûrs et moins fiables, mettant encore plus en danger les personnes migrantes et compliquant les opérations de sauvetage. Bien que ces conséquences désastreuses aient été relevées par de nombreux.ses observateur.ice.s, la stratégie de l’UE et de ses États membres n’a nullement été remise en cause[1].
Autres « coupables » désignés par les États comme responsables des arrivées sur le sol européen et des drames en Méditerranée : les ONGs de sauvetage. Tandis que ces dernières tentent de pallier depuis 2015 le manque d’intervention des États en matière de sauvetage en mer, elles subissent depuis 2017 des pressions et des poursuites judiciaires pour les dissuader d’intervenir : refus d’accès aux ports européens pour débarquer les personnes sauvées, saisies des navires, poursuites des capitaines et équipages pour « aide à l’immigration irrégulière » et même « collusion avec les passeurs », etc. Au mépris de l’obligation internationale du secours en mer des navires en détresse, les États membres criminalisent le sauvetage en Méditerranée lorsque celui-ci concerne des personnes en migration.
Aujourd’hui, pour contourner les mesures de blocage des personnes migrantes, les routes migratoires se déplacent à nouveau loin des côtes méditerranéennes et les naufrages se multiplient au large des îles Canaries, comme c’était le cas en 2006. Pourtant, l’Union européenne, ses États membres et les États de départ avec qui elle collabore n’interrogent toujours pas les conséquences désastreuses des politiques qu’ils mettent en œuvre.
Cette logique de déresponsabilisation des États pour le sort des personnes migrantes et de criminalisation de celles et ceux qui leurs viennent en aide est aujourd’hui poussée à son comble puisque désormais ce sont des parents, déjà accablés par la perte de leur enfant, qui sont poursuivis et pointés du doigt comme responsable de ces drames. Tandis qu’à l’inverse, les acteurs étatiques et paramilitaires intervenant dans le contrôle des frontières, en particulier l’agence européenne Frontex, jouissent d’une parfaite impunité.
Cette évolution alarmante de la criminalisation des personnes exilées, de leur famille et des solidarités qui se mobilisent autour d’elles cachent en réalité très mal les responsabilités des États dans les drames sur les routes migratoires. Les disparitions et décès aux frontières ne sauraient être uniquement attribués à des « passeurs sans scrupule », des « ONG irresponsables » et des « parents inconscients des risques ». L’Union européenne et les États doivent prendre la mesure des conséquences des politiques migratoires à l’œuvre. C’est bien le durcissement de la règlementation, la sophistication des contrôles aux frontières ainsi que la multiplication des instruments de coopération dans le domaine des migrations rendant le franchissement des frontières toujours plus difficile, qui est à l’origine du développement d’un « business » du passage et des décès et disparitions qui en découlent.
Par Moustapha Kémal KEBE – Réseau Migration Développement (REMIDEV) - Kamalkebe@yahoo.fr