Ancien Ministre de l’Économie et des Finances du Sénégal, fonctionnaire engagé dans les réformes au début des années 80 entre la Présidence de la République et le Ministère, Makhtar Diop brille sur la scène internationale depuis quelques années. Après un parcours au Fonds monétaire international (Fmi) et à la Banque mondiale, il est, aujourd’hui, à 61 ans, Directeur général de la Société financière internationale (Sfi). À la tête de cette institution dédiée à l’accompagnement du secteur privé dans les pays en développement, il a à cœur de porter les engagements en faveur du Sénégal de 96 à 330 milliards de FCfa à l’horizon 2025. Dans le cadre du partenariat avec le Sénégal, M. Diop estime qu’il sera primordial d’accompagner la souveraineté sanitaire et pharmaceutique, le développement de l’offre de logements abordables ou encore la promotion des industries créatives. Sans oublier l’accès au financement des Petites et moyennes entreprises (Pme) pour favoriser leur compétitivité et la création d’emplois. Il assène ses intimes convictions dans un entretien avec Le Soleil.
Quel est l’objet de votre déplacement au Sénégal, un an après votre arrivée à la tête de la Société financière internationale (Sfi), et qu’est-ce qui est ressorti de vos rencontres avec les autorités ?
L’objet de ma visite était, en premier lieu, de me joindre au Président de la Banque mondiale qui participait au Forum mondial de l’eau. Il s’agissait, pour moi, de voir, alors que le besoin d’investissements est important dans les secteurs de l’eau et de l’assainissement, comment intégrer davantage le secteur privé. En second lieu, j’ai eu des discussions riches et nourries avec le Chef de l’État et les autorités sénégalaises. Nous avons discuté des priorités que le Sénégal s’est fixées en matière de développement économique et articulées autour du Pse, mais aussi de la manière dont les investissements privés peuvent soutenir cette dynamique de croissance. J’ai eu des séances de travail fructueuses avec des acteurs de secteurs à fort potentiel de développement, tels que le logement abordable, le tourisme, les technologies, l’agroalimentaire, l’énergie, la finance ou encore les industries créatives. Nous avons aussi visité le site du vaccinopole de l’Institut Pasteur que nous soutenons, l’objectif étant de créer un écosystème autour de l’industrie pharmaceutique au Sénégal. Nous avons eu une discussion avec des femmes entrepreneures, la question du genre étant essentielle pour la Sfi, et une réunion très importante sur la question de l’accès au logement abordable. Lors de cette mission, nous avons signé un partenariat avec le Fonsis pour faciliter la construction de logements abordables et de qualité par le biais de la location-vente. Au cours de mes rencontres, un thème est ressorti : le besoin de formation. Tous les représentants des secteurs que j’ai rencontrés ont mis en exergue le besoin d’améliorer la formation, particulièrement au niveau des ouvriers spécialisés, des techniciens et autres. D’ailleurs, il semblerait que le Sénégal ait perdu beaucoup d’ouvriers spécialisés au profit de la sous-région. Parfois, les métiers sont hérités de père en fils sans prendre en compte l’évolution de la technologie. L’autre question importante abordée, c’est le rôle des Petites et moyennes entreprises (Pme) et comment nous pouvons mieux les soutenir vu leur importance dans le tissu économique sénégalais.
Comment la Sfi accompagne-t-elle le secteur privé africain fortement secoué par la pandémie de la Covid-19 ? Une crise dont est venue se greffer la guerre en Ukraine…
Au cours de la crise du coronavirus, nous avons développé des instruments pour aider les entreprises en difficulté. Nous avons mis en place une facilité de réponse à la Covid-19 d’un montant de huit milliards de dollars. L’objectif était d’aider les entreprises à avoir plus de liquidités, plus de fonds de roulement, pour faire face à la crise. Cela a été un élément de réponse important. Nous avons également accru le financement du commerce. Certaines entreprises n’avaient plus accès à des sources de financement ; les chaînes d’approvisionnement étaient perturbées. Nous avons aussi essayé d’aider certaines entreprises à se restructurer. Il y avait des entreprises qui étaient viables, profitables sur le long terme, mais malheureusement, à cause de ce choc, ont eu des problèmes. C’est le cas, par exemple, des entreprises dans les secteurs du tourisme et des transports. Le Groupe de la Banque mondiale a travaillé sur deux points. D’abord, nous avons aidé les pays à revoir les lois liées à la faillite. Il y avait un certain nombre de critères qui régissaient une entreprise en faillite et qui limitaient sa possibilité de rebondir. Avec une crise comme la pandémie de la Covid-19, il fallait revoir les lois et règlements, et nous avons beaucoup investi dans ce sens. La deuxième chose que nous avons voulu faire, c’est d’aider les entreprises qui avaient des actifs et voir comment les accompagner à se restructurer et leur permettre de pouvoir réutiliser ces actifs dans des conditions adéquates. Nous avons également travaillé avec les banques pour avoir des différés de paiements de certaines obligations financières.
Ces instruments seront également utiles dans le contexte de cette deuxième crise (la guerre en Ukraine, Ndlr). Au Sénégal, on a un peu moins déployé ces instruments, car l’État avait apporté une réponse contre cyclique assez forte en prenant des dispositions de suppression de la Tva pour permettre aux entreprises de survivre. Aujourd’hui, nous faisons face à un deuxième choc tout aussi important. Cependant, cette crise qui a vu les prix des matières premières et du pétrole grimper offre également une opportunité. En effet, face à un renchérissement des cours du pétrole et du blé, nous pourrions essayer de revaloriser nos céréales locales. Il existe une demande importante de céréales locales qui peuvent remplacer progressivement le blé. Mais, l’offre n’est pas suffisamment structurée. La production de mil au Sénégal est orientée vers la subsistance, seuls quelques agriculteurs produisent et commercialisent le surplus de leur récolte. Il manque des structures commerciales spécialisées pour la distribution de semences certifiées. Le manque de formation des agriculteurs aux bonnes pratiques agricoles contribue aussi à la faible productivité. Les mauvaises pratiques agricoles, telles que la rotation inefficace des cultures, l’absence d’innovations en matière de gestion des sols et de l’eau adaptées au climat et la détérioration de la santé des sols, entre autres, limitent la productivité. Sur le plan financier, la plupart des agriculteurs du secteur du mil se heurtent à des barrières tarifaires et non tarifaires pour accéder aux services financiers ; ce qui limite l’accès au crédit, à l’assurance, aux paiements ou à un endroit formel pour leurs épargnes. Ceci les rend plus vulnérables aux chocs financiers. Nous voulons aider le secteur privé à réussir cette structuration, que ce soit pour le niébé ou d’autres produits de base. Nous avons eu une très bonne session sur le riz paddy dans la vallée du fleuve. Pour résumer, nous allons utiliser nos instruments pour le soutien et l’appui aux entreprises. Deuxièmement, nous comptons profiter de cette situation pour pouvoir relancer un peu plus l’agriculture, créer une chaîne de valeur régionale. Avec ces deux crises, les chaînes de valeur internationales globales ont été extrêmement perturbées. C’est l’occasion de développer un tissu économique plus dense en Afrique, d’avoir maintenant des complémentarités et créer des synergies entre les économies africaines.
On a constaté, avec la pandémie, les véritables limites de nos États. Des pays comme le Sénégal tendent maintenant vers la souveraineté pharmaceutique et sanitaire. On vous a vu, cette semaine, visiter l’Institut Pasteur de Diamniadio. Quels sont les initiatives prévues par la Sfi pour accompagner les États, notamment le Sénégal ?
J’ai signé, à Diamniadio, un mandat qui est la première étape nous permettant d’aider une entreprise ou un État à financer un projet. Nous avons été mandatés par l’État du Sénégal pour structurer toute la partie privée qui va soutenir l’initiative du vaccinopole. L’État a pris la décision de ne pas en faire une structure uniquement soutenue par des fonds publics. Et il est important d’assurer la viabilité financière, la soutenabilité et d’en faire une société commerciale qui puisse importer et vivre sans subventions de l’État. Nous essayerons de structurer tout cela et de mobiliser des ressources d’autres investisseurs. Mais, pour commencer le travail, nous avons déjà donné trois millions de dollars, soit plus de 1,7 milliard de FCfa, pour aider à démarrer les travaux. Nous travaillons également avec le Rwanda où nous faisons quelque chose d’assez similaire, même si les conditions sont différentes. Le Sénégal a une tradition de production de vaccins que le Rwanda n’a pas. Le Ghana aussi nous a approchés. Le Rwanda va produire les ingrédients actifs (des vaccins), mais comme il n’a pas encore les facilités pour faire l’empaquetage, il va recourir à l’expertise du Ghana. Et je me réjouis de cela, car maintenant les gens commencent à penser à des projets panafricains, comme cela se passe en Asie. Pour que les économies africaines puissent être en compétition avec ces pays, il faudra qu’elles pensent à se spécialiser. Tout le monde ne peut pas tout faire. Il serait bien d’avoir des degrés de spécialisation dans certains pays et d’utiliser cette opportunité énorme qu’est la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) pour justement échanger avec une logistique qui, au cours des années, s’améliorera pour pouvoir créer des produits compétitifs et exportables.
Quelles sont les initiatives de la Sfi pour booster l’industrialisation et le développement agricole en Afrique dans ce contexte difficile ?
Je crois que l’une des questions essentielles, c’est d’améliorer la compétitivité. Ensuite, il s’agit d’essayer de mobiliser des ressources à long terme pour financer l’investissement. Tous les entrepreneurs nous disent qu’ils ont des crédits de cinq ou six ans alors que l’amortissement d’une machine peut prendre 20 ans. Dans ce cas, ils doivent, tous les cinq ans, trouver des ressources supplémentaires. L’une des pistes que nous voulons explorer est de mobiliser plus d’investisseurs institutionnels, tels que les fonds de pension, les fonds d’assurance, qui disposent de liquidités énormes. Il s’agira de prendre un peu de ces ressources et les diriger vers des investissements productifs du secteur industriel. Pour ce faire, il faut leur donner confiance. La Sfi va augmenter son niveau de mobilisation en attirant tous ces acteurs, pour qu’ils fassent du cofinancement avec nous. Notre expertise et notre connaissance du terrain leur permettront de s’assurer qu’ils auront un taux de rendement intéressant et des retours sur investissement. Pour réduire le risque, nous nous appuyons également sur notre partie garantie à la Banque mondiale ou Miga (Agence multilatérale de garantie des investissements). Nous avons des garanties de risque politique, et cela va aider à réduire la perception du risque. Depuis quatre ou cinq ans, nous avons mis en place le guichet de promotion du secteur privé qui vise à acquérir des ressources sous forme de dons, de les mixer avec le capital levé sur le marché pour réduire le coût et ainsi rendre l’investissement plus attractif. Il y a également une autre opportunité appelée « First loss » et qui permet de couvrir les pertes à un certain niveau. Cela donne plus de confiance aux investisseurs. Tous ces mécanismes aideront à l’industrialisation du continent.
Le Président Macky Sall estime que le risque est surévalué quand il s’agit de l’Afrique. Quelle idée vous vous faites du risque en Afrique ?
Je partage tout à fait le point de vue du Président Macky Sall. Quand j’étais dans le Gouvernement et que j’avais lancé le « Credit rating », l’idée était de faire en sorte que des critères objectifs soient mis en avant pour évaluer les risques. Mon expérience m’a, en effet, montré que les gens mettaient les économies africaines dans le même panier. Ainsi, le risque est surestimé. C’est pourquoi nous avions mis en place cette initiative. Malgré tout, le regard négatif sur l’Afrique perdure et est amplifié. Il y a ce qu’on appelle un phénomène de contagion. Il y a un coup d’État en Afrique de l’Est, on va dire que l’Afrique de l’Est a un problème. Je dis souvent aux gens que le Kenya est plus loin du Sénégal que la France du Sénégal. Nous avons besoin de poursuivre le plaidoyer, de travailler à la stabilité politique et économique dans nos pays et de continuer aussi à initier des réformes pour attirer les investisseurs locaux et étrangers. Il s’agit de créer les conditions pour que l’investisseur local considère qu’il peut avoir un retour sur investissement et qu’il n’est pas défavorisé.
Les notes attribuées par les grandes agences internationales de notation ne contribuent-elles pas à cette perception qu’on a de l’Afrique ?
Là, il y a des critères objectifs. Je sais que la profession a été un peu critiquée par le passé, notamment pendant la crise des « Subprimes » en 2008. Mais, il faut avouer que nos États ne sont pas au niveau de certaines économies du point de vue du risque. Cela affecte évidemment la notation. Je pense qu’il faut continuer à travailler, s’imposer cette discipline, attaquer de face les problèmes qui se posent, à savoir les procédures administratives, le climat des affaires, le coût des investissements, etc. Lorsqu’on a commencé à faire la notation, les gens sont allés sur le marché des Eurobonds, ensuite ils ont fait des émissions en dollars, maintenant ils passent à l’euro. Donc, il y a des mécanismes du marché auxquels les gens commencent à s’habituer. Cependant, il faudrait continuer à travailler pour réduire la perception du risque mais aussi le risque réel.
Les engagements de la Sfi au Sénégal en 2021 sont chiffrés à 96 milliards de FCfa, soit le double de ceux de 2020. Pour l’année 2022, quelles sont les perspectives et les contours de votre portefeuille ?
Je voudrais, d’ici à 2025, que nous triplions notre portefeuille. L’objectif est d’atteindre 330 milliards de FCfa. Mais, entretemps, nous voudrions aller plus vite. Peut-être que ces chiffres vont être revus après cette visite (à Dakar), car elle nous a permis de rencontrer des investisseurs, des entrepreneurs. Il y a des groupes de travail qui ont été mis en place. Des gens ont manifesté leur volonté de travailler avec nous. Nous avons des perspectives assez intéressantes. Et je crois que cette visite a permis de consolider le rôle de la Sfi. Quand nous avons discuté, aujourd’hui (vendredi 25 mars), du plan gazier, nous avons évoqué toute la production d’électricité qui dépend du gaz ainsi que toutes les autres industries connexes. Nous avons même envisagé d’avoir, plus tard, une conférence d’investisseurs autour des filières identifiées pour pouvoir investir, créer des emplois et industrialiser le pays.
Quels sont les détails de l’initiative Alliance pour l’entrepreneuriat en Afrique que vous venez de lancer ?
Du point de vue financier, il y a deux volets. Il y aura un milliard de dollars pour le financement du commerce. Et là, nous souhaitons mettre un accent particulier sur le commerce intra-africain que nous voulons soutenir. Cela aidera à créer des chaînes de valeur beaucoup plus résilientes. Par exemple, un importateur sénégalais peut-être encouragé davantage s’il sait que, pour importer du Cameroun, il peut avoir accès à une banque qui va l’aider à faire cette transaction. Le deuxième volet est relatif aux Petites et moyennes entreprises. Nous voulons vraiment mettre l’accent sur les Pme. Nous avons un milliard de dollars que nous allons mettre à la disposition du financement des Pme à travers les banques. Nous continuons également à réfléchir sur des produits plus adaptés aux besoins des Pme. Les rencontres que nous avons eues au cours de cette visite ont mis en exergue l’importance de trouver des instruments adaptés au financement des petites structures.
Le développement du commerce intra-africain est toujours d’actualité pendant que la mise en œuvre de la Zlecaf est poussive. Comment lever les embûches ?
Je viens d’écrire une tribune à ce sujet et qui sera publiée prochainement. Elle explique que La Zlecaf est un début, mais que pour tirer pleinement parti du libre-échange, il est essentiel de renforcer le rôle du secteur privé africain. Le projet a été signé par les États. Cependant, qui effectue le commerce ? C’est le secteur privé. Donc, je suggère qu’il y ait plus de concertations entre le secteur privé et le secteur public à l’échelle africaine. Si nous voulons atteindre le niveau de spécialisation dont nous parlions, il va falloir que les États acceptent que, par exemple, les Kenyans puissent exporter au Sénégal, s’ils le souhaitent, sans grosses difficultés. C’est ce qui fera la réussite de la Zlecaf et rendra les économies africaines résilientes et compétitives. Dans ce cas, elles pourront survivre face à des chocs, comme la Covid-19, à travers les chaînes de valeur du continent. Il faut aussi qu’il y ait un dialogue au niveau continental entre le secteur privé et le secteur public et que les entreprises privées puissent mettre les problèmes sur la table afin d’avoir des usines qui produisent à grande échelle et réduire les coûts. Il faut mettre le secteur privé au cœur du dispositif.
Quel regard portez-vous sur l’économie sénégalaise et comment aller vers la formalisation du secteur informel qui y occupe une place importante ?
Le Sénégal a des taux de croissance annuels respectables. Mais, la croissance, on en veut toujours plus et l’objectif est surtout d’avoir une croissance la plus inclusive possible. Le Gouvernement du Sénégal fait des efforts à cet effet. Toutefois, nous avons une réalité qui est le secteur informel. Il faut trouver les moyens de mettre progressivement en place des instruments qui incitent les entreprises à se formaliser. Il faudrait également simplifier certaines procédures. Les gens « s’informalisent » parce que les procédures sont parfois compliquées. Aussi, il faudrait trouver des produits adaptés à nos besoins. Ainsi, les entreprises trouveront un intérêt à se formaliser. Le secteur agricole est informel même si on n’en parle pas souvent. Donc, il faudra aussi songer à le moderniser.
Vous clôturez une mission au pays où vous avez occupé le poste de Ministre de l’Économie et des Finances entre 2000 et 2001. Lors de votre audience, jeudi, avec le Chef de l’État, vous avez été élevé au rang de Commandeur dans l’Ordre national du Lion. Quels sentiments vous animent ?
C’est un sentiment de fierté. Quand on est honoré par son pays, on ne peut que se sentir fier. J’éprouve également un sentiment d’humilité parce que je suis un Sénégalais parmi tant d’autres. Que l’autorité la plus importante du pays ait considéré que ce que j’ai dû faire dans ma carrière, au sein de l’Administration dans les années 80, où j’étais très impliqué en tant qu’économiste dans les politiques économiques de mise en œuvre, de mon parcours au Fmi jusqu’à mon retour au Sénégal, est un motif de fierté. Je voudrais ajouter quelque chose de très important : je ne suis là que grâce à mes parents. Je voudrais les remercier. Sans eux, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Ils ne sont plus de ce monde et je prie pour qu’ils reposent en paix. Ils ont su me donner le goût du travail, me poussant toujours à rester humble. Et j’espère que je garderai toujours ces qualités.