Une grande partie des mis à mort sont des chiites, mais il y a aussi plusieurs sunnites. Parmi ces derniers, on retrouve des membres d’Al-Qaeda, dont la personne crucifiée qui était accusée d’avoir décapité un officier de police saoudien en 2007. La presse saoudienne justifie ce châtiment et la brutalité de son crime. Peu d’informations ont circulé sur le profil des chiites exécutés, mais il semble qu’au moins une partie d’entre eux avaient pris part aux manifestations, violemment réprimées, qui avaient agité la province orientale (où vit la minorité chiite saoudienne) pendant plusieurs années dans la foulée des printemps arabes de 2011.
C’est la deuxième fois que de telles mises à mort ont lieu en Arabie Saoudite. Pourquoi de telles exécutions de masse ?
J’ai l’impression que le pouvoir saoudien veut en faire une preuve de fermeté, de son engagement contre le terrorisme. C’est comme ça qu’ils les présentent en tout cas. Il y a toute une rhétorique qui consiste à prouver, au national et l’international, son engagement contre le terrorisme. A chaque fois, les autorités mélangent des militants chiites et des militants d’Al-Qaeda et de l’Etat islamique. Ce qui traduit un peu, en acte, la doctrine du Royaume qui consiste à dire que les jihadistes sunnites sont des terroristes, tout comme le sont les militants islamistes chiites, accusés d’être les suppôts de l’Iran. Les protestants chiites, même pacifistes, peuvent être classés dans la catégorie ambiguë du terrorisme. Tout le langage officiel saoudien renvoie à une sorte d’équivalence Iran-Al-Qaeda-Etat islamique. Les exécuter ensemble, c’est une manière de poser dans la pratique cette équivalence.
Ces évènements montrent-ils un changement dans la politique saoudienne ?
L’Arabie Saoudite possède un système complexe. Avant Mohammed ben Salmane (MBS), c’était un pays autoritaire que je définirais plutôt comme un paternalisme autoritaire : un système géré comme une grande famille où l’on préférait, lorsque c’était possible, acheter la paix sociale plutôt que de brutaliser la société. On rechignait souvent à exécuter des nationaux parce qu’une exécution a un impact sur la société. Il faut se rappeler qu’en Arabie Saoudite, on reste dans une société traditionnelle où chaque individu appartient à un groupe. Jusque-là , le pouvoir essayait de ménager la sensibilité de sa société en limitant de fait les exécutions de Saoudiens.
Or depuis deux ou trois ans, on a «l’effet MBS». On assiste à la transformation de l’Arabie Saoudite en un Etat autoritaire classique, comme en Egypte ou ailleurs, qui agit comme un monstre froid. Cela change radicalement la nature de l’Etat saoudien et sa relation à sa société. On rencontre un mécanisme de modernisation autoritaire de l’Etat saoudien. On se retrouve dans un contexte de rétrécissement de l’espace politique et de destruction assez systématique de la société civile. Actuellement, on est dans une période d’ultra-répression et ces exécutions, même si de réels crimes ont été commis, vont être comprises comme participant de ce durcissement. Le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi, il y a six mois, a attiré l’attention, mais c’est une évolution qui remonte à 2016. Depuis trois ans, des intellectuels, journalistes et militants, auparavant relativement tolérés, ont été massivement emprisonnés. Cela participe à ce message d’intransigeance radicale, que le pouvoir de MBS veut envoyer à sa société.
D’autres exécutions pourraient donc être réalisées dans les prochains mois ?
C’est une question qui se pose : est-ce seulement le prélude ? Des grandes figures de l’opposition saoudienne ont été arrêtées ces dernières années et un certain nombre d’entre elles se sont vues requérir contre elles la peine de mort. On peut craindre que les exécutions de mardi marquent un tournant vers la mise à mort de manière plus systématique des opposants. Le Cheikh Salman Al-Awdah, qui a été arrêté il y a deux ans, avait milité pour la démocratisation du régime saoudien après 2011 et comptait près de 15 millions d’abonnés sur Twitter. La peine de mort a été requise contre lui, ce qui a été vu comme une radicalisation du pouvoir saoudien qui n’avait, auparavant, jamais demandé ce châtiment contre une personnalité de cette stature.