La Tribune Afrique : Pourquoi avez-vous décidé d'aborder le thème du multilatéralisme cette année?
Jean-Pierre Raffarin : Il s'agit de donner un nouvel élan à un multilatéralisme affaibli. On estime trop souvent que les institutions internationales ne sont pas assez efficaces. Il y a deux théories : ceux qui condamnent le multilatéralisme et puis il y a notre théorie, selon laquelle il faut le réformer (...) Ce n'est pas parce qu'il y a de l'impuissance au niveau des institutions qu'il faut assassiner le dialogue, car sans dialogue, il n'y a pas de paix.
Précisément, comment relancer le multilatéralisme ?
Notre proposition est de s'intéresser aux questions de sécurité commune et d'en discuter au niveau régional. A l'Est de l'Europe, il y a des tensions car certains pays s'inquiètent les uns des autres. La guerre entre la Russie et l'Europe n'est pas quelque chose de raisonnable aujourd'hui, mais pourtant des gens ont peur en raison des tensions qui se sont produites entre l'Ukraine et la Crimée (...) C'est vrai également dans d'autres régions du monde. C'est pourquoi nous avons besoin d'une approche commune, telle que celle d'Helsinki, qui date des années 70...
Comment faciliter l'accès des pays en développement aux débats multilatéraux sur la paix?
Nos grandes institutions internationales ont été créées à un moment où l'Afrique n'était pas l'Afrique d'aujourd'hui avec son potentiel, tout comme l'Asie... Il est clair que le «multilatéralisme nouveau» doit représenter le «monde nouveau». Le Nord et l'Ouest qui occupaient des places de fondateurs, doivent accepter la réforme du multilatéralisme qui ne sera reconnu que s'il est représentatif et inclusif. Ne choisissons pas la voie de l'unilatéralisme, ni celle de la diplomatie par le tweet, choisissons le dialogue et la concertation.
Quelles sont aujourd'hui, les principales menaces pour la paix ?
Il est clair qu'il y a des tensions nouvelles, qu'elles soient territoriales, qu'elles concernent les migrations, le changement climatique ou encore les rivalités entre les grandes puissances... Il y a un affaiblissement du dialogue. Ce n'est pas si facile de discuter les uns avec les autres. Il faut pourtant être capable de parler avec les interlocuteurs avec lesquels on est en désaccord. Pour ce faire, nous avons besoin de personnalités libres, même si chacun reste fidèle à son pays. Moi, je suis fidèle à l'Europe mais libre de prendre des positions pour évaluer quels sont les chemins d'avenir et de compréhension mutuelle. On a besoin de structures comme les nôtres qui passent du temps à comprendre la position de l'autre (...) Qui aujourd'hui a intérêt à la guerre ? On voit bien que la guerre détruit tout! Nous ne voulons ni de guerre commerciale, ni de guerre économique et naturellement ni de guerre au sens militaire.
Parallèlement aux guerres militaire, économique et commerciale, quid de la «guerre» de l'information ?
Nous avons évoqué le sujet avec Thierry Breton (ex-ministre de l'Economie et des Finances et PDG du groupe ATOS, ndlr). Il est revenu sur les big data et la capacité d'accumuler des informations. Il y a une régulation à inventer en veillant à ce que, ceux qui émettent les informations en soient propriétaires. Il faut également que cette régulation soit acceptée par les autres. Ce qui est dangereux, c'est de ne pas respecter entièrement les règles qui ont été décidées, comme on a pu le voir avec l'Accord de Paris par exemple (...) Il y a autant d'informations aujourd'hui, qu'il y a de grains de sable dans le monde et chaque année, elles sont en augmentation de 60%... Par ailleurs, il existe également une manipulation généralisée des informations qui se retrouve dans toutes les mains.
Les conflits commerciaux entre les Etats-Unis et la Chine représentent-ils une menace?
Les décisions unilatérales sont toujours une menace pour le multilatéralisme. Aussi, je souhaite que les Etats-Unis participent davantage à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) mais aussi à la réforme du multilatéralisme (...) La guerre commerciale porte atteinte à la croissance mondiale et la Chine est un des moteurs de cette croissance. Aussi, ralentir la croissance chinoise, c'est ralentir la croissance du monde...
Quelles ont été les principales initiatives menées par les LPP l'année dernière en Afrique ?
Nous avons travaillé avec le président tunisien, Mohamed Béji Caïd Essebsi, sur la frontière entre la Libye et la Tunisie, qui est un lieu de perturbations préoccupant. Nous avons participé à plusieurs réunions et nous organiserons en juin, un débat sur le rôle des femmes dans les processus de paix. Nous continuons donc à suivre la situation tunisienne à sa frontière libyenne, qui était l'un des thèmes majeurs abordés à l'occasion de la première édition des Leaders pour la Paix.
En mars dernier, les leaders pour la paix se sont rendus en Côte d'Ivoire : quel était l'objet de ce déplacement ?
Nous voulions développer une Université itinérante de la paix et dialoguer avec les autorités. Nous avons donc remis notre rapport annuel au président ivoirien, Alassane Dramane Ouattara, avec lequel nous avons eu une discussion très constructive sur le multilatéralisme. Il a lui-même une expérience importante des organisations multilatérales. Par ailleurs, nous avons mené des débats à l'Université Houphouët-Boigny avec la jeunesse ivoirienne.
Enfin, nous avons organisé des ateliers avec les femmes, notamment sur leur formation dans les processus de paix (...) Nous travaillons actuellement sur la perspective d'envoyer un certain nombre de femmes qui le souhaiteraient à Genève, dans une formation au sein de la «maison de la paix», pour développer leurs acquis en matière de relations internationales.
Quel est l'objectif du prochain déplacement des leaders pour la paix en Libye ?
Nous voulons discuter avec les jeunes pour leur montrer qu'une Organisation internationale n'est pas toujours américaine, française ou italienne, cachée derrière le masque de la communauté internationale pour répondre à des intérêts nationaux.
Quel regard portez-vous sur la situation au Sahel?
Les difficultés sont nombreuses... Toutefois, notre association qui est encore jeune, ne peut pas prétendre jouer un rôle déterminant dans des situations aussi complexes où tous les acteurs sont déjà mobilisés: locaux comme multilatéraux. Le Sahel est devenu l'un des points les plus chauds du globe. Aujourd'hui, nous nous concentrons sur certains conflits plus accessibles et qui sont abandonnés de tous...
... «des conflits abandonnés de tous» comme en République Démocratique du Congo, traversée par des décennies de conflits de «basse intensité» par exemple ?
Nous allons nous intéresser au sujet avec Denis Mukwege, le «docteur qui répare les femmes» et prix Nobel de la Paix 2018, qui a accepté d'être le président de notre prochain prix «Paix et enfance» pour l'édition 2020.
Propos recueillis par Marie-France Réveillard