Une telle inégalité, effroyable, est inextricablement liée à une délinquance fiscale transfrontalière endémique, les infractions étant commises tant par des entreprises multinationales que par des individus fortunés. En refusant d’acquitter leur juste part d’impôt, les acteurs les plus riches de la scène mondiale volent aux pays pauvres une recette dont ils ont désespérément besoin pour faire face à la pandémie, notamment pour sécuriser leurs approvisionnements en vaccins et pour venir en aide à leurs populations les plus vulnérables.
Les dirigeants du G20 affirment – avec une certaine complaisance – qu’ils prennent le problème à bras-le-corps : ils se sont récemment accordés pour mettre en place un taux d’imposition minimum mondial sur les sociétés, mettant ainsi un terme à la « course au moins-disant » qu’alimente la compétition pour les investissements étrangers. Mais le taux convenu n’est que de 15 % et ne cible qu’une mince part des profits de 100 multinationales. La mesure aidera les pays pauvres à peu près autant qu’un verre d’eau jeté sur un feu de forêt.
Le nouveau rapport sur l’état de la justice fiscale dans le monde – publié conjointement par le Réseau pour la justice fiscale, Public Services International et l’Alliance mondiale pour la justice fiscale – illustre l’ampleur de l’incendie : 483 milliards de dollars de recettes publiques sont chaque année perdus en raison de la délinquance fiscale transfrontalière. C’est assez pour vacciner trois fois tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de la planète.
Sur le total du préjudice, la délinquance fiscale d’entreprise des compagnies multinationales représente 312 milliards de dollars, le reste étant imputable à l’évasion dans les paradis fiscaux de riches individus. Si les pays riches subissent techniquement la plus grande part de ces pertes, ce sont les pays pauvres qui en souffrent le plus.
En effet, alors que la délinquance fiscale internationale fait perdre chaque année 443 milliards de dollars aux pays à revenu élevé et à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, cette somme ne représente que 10 % de leurs budgets de santé publique. Les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure perdent environ 40 milliards de dollars – l’équivalent vertigineux de 48 % de leurs budgets de santé publique.
Ce sont en outre les pays riches qui sont ici à blâmer. Non seulement ils ont refusé de s’attaquer de façon significative au problème, mais ils fournissent les services financiers qui permettent la délinquance fiscale.
Le Royaume-Uni, avec son réseau de territoires d’outre-mer et de dépendances de la Couronne [îles Anglo-normandes, île de Man, etc.] est responsable de 30 % du préjudice total. Les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suisse en représentent 16 % supplémentaires. Pris ensemble, les pays de l’OCDE sont responsables de 78 % des préjudices causés chaque année par la délinquance fiscale.
Cette duplicité est stupéfiante. Car c’est sous les auspices du cadre inclusif de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) que l’accord fiscal tant vanté du G20 a été conçu. Ce sont parfois les mêmes pays que ceux qui autorisent ces délits fiscaux – notamment le Royaume-Uni et la Suisse – qui s’opposent à la levée des droits de propriété intellectuelle, laquelle permettrait pourtant de lancer des campagnes de vaccination de masse dans les pays du Sud.
La situation soulève de graves questions quant à la légitimité de l’OCDE pour coordonner les négociations fiscales mondiales. Certes, l’OCDE s’est employée à ce que plus de cent pays qui ne sont pas membres de l’organisation puissent faire entendre leur voix dans les négociations. Mais plusieurs propositions émanant des pays en développement ont été laissées de côté dans l’accord final.
On ne saurait s’en étonner, les pays pauvres sont loin d’être satisfaits. Tandis que le G20 se réunissait à Rome à la fin du mois dernier pour valider l’accord, le G77, représentant 134 économies en développement, a réitéré son vieil appel à créer un organe fiscal mondial aux Nations unies, qui aurait la responsabilité de réformer les réglementations fiscales mondiales et de prendre de mesures répressives contre les paradis fiscaux.
La proposition – aux termes de laquelle le Comité d’experts de la coopération internationale en matière fiscale de l’ONU serait transformé en forum intergouvernemental – fut pour la première fois avancée en 2004 par Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, et moi-même, en tant que secrétaire général adjoint aux affaires économiques et sociales. Le G77 a repris notre appel de 2015, lancé à la conférence des Nations unies d’Addis-Abeba sur le financement du développement.
Un organe fiscal mondial des Nations unies, c’est aussi l’une des recommandations clés formulées par le Groupe de haut niveau sur la responsabilité financière, la transparence et l’intégrité financières internationales pour atteindre les objectifs de l’agenda 2030 (groupe FACTI) et par la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT). (Je suis fier d’avoir appartenu à l’un et à l’autre.) Il répond de surcroît aux revendications de la société civile mondiale.
Si le G20 avait finalisé un accord équitable envers les économies en développement, le G77 n’aurait pas réitéré son appel pour la création à l’ONU d’un organe fiscal. C’est pourquoi l’ICRICT a instamment demandé que les négociations sur un nouvel accord fiscal mondial se poursuivent lors des présidences de l’Indonésie en 2022 et de l’Inde en 2023 du G20.
Mais pour réaliser de véritables progrès, il faudra changer le format des négociations, afin que soit entendue la voix des pays en développement. Si le G20 souhaite sérieusement réparer l’injustice causée par la délinquance fiscale transfrontalière, il doit soutenir cet appel en faveur d’un processus authentiquement inclusif à l’ONU.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
José Antonio Ocampo, ancien ministre des Finances de la Colombie et ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, est professeur à l’université Columbia et ambassadeur de la Food and Land Use Coalition.
© Project Syndicate 1995–2021
Les dirigeants du G20 affirment – avec une certaine complaisance – qu’ils prennent le problème à bras-le-corps : ils se sont récemment accordés pour mettre en place un taux d’imposition minimum mondial sur les sociétés, mettant ainsi un terme à la « course au moins-disant » qu’alimente la compétition pour les investissements étrangers. Mais le taux convenu n’est que de 15 % et ne cible qu’une mince part des profits de 100 multinationales. La mesure aidera les pays pauvres à peu près autant qu’un verre d’eau jeté sur un feu de forêt.
Le nouveau rapport sur l’état de la justice fiscale dans le monde – publié conjointement par le Réseau pour la justice fiscale, Public Services International et l’Alliance mondiale pour la justice fiscale – illustre l’ampleur de l’incendie : 483 milliards de dollars de recettes publiques sont chaque année perdus en raison de la délinquance fiscale transfrontalière. C’est assez pour vacciner trois fois tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de la planète.
Sur le total du préjudice, la délinquance fiscale d’entreprise des compagnies multinationales représente 312 milliards de dollars, le reste étant imputable à l’évasion dans les paradis fiscaux de riches individus. Si les pays riches subissent techniquement la plus grande part de ces pertes, ce sont les pays pauvres qui en souffrent le plus.
En effet, alors que la délinquance fiscale internationale fait perdre chaque année 443 milliards de dollars aux pays à revenu élevé et à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, cette somme ne représente que 10 % de leurs budgets de santé publique. Les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure perdent environ 40 milliards de dollars – l’équivalent vertigineux de 48 % de leurs budgets de santé publique.
Ce sont en outre les pays riches qui sont ici à blâmer. Non seulement ils ont refusé de s’attaquer de façon significative au problème, mais ils fournissent les services financiers qui permettent la délinquance fiscale.
Le Royaume-Uni, avec son réseau de territoires d’outre-mer et de dépendances de la Couronne [îles Anglo-normandes, île de Man, etc.] est responsable de 30 % du préjudice total. Les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suisse en représentent 16 % supplémentaires. Pris ensemble, les pays de l’OCDE sont responsables de 78 % des préjudices causés chaque année par la délinquance fiscale.
Cette duplicité est stupéfiante. Car c’est sous les auspices du cadre inclusif de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) que l’accord fiscal tant vanté du G20 a été conçu. Ce sont parfois les mêmes pays que ceux qui autorisent ces délits fiscaux – notamment le Royaume-Uni et la Suisse – qui s’opposent à la levée des droits de propriété intellectuelle, laquelle permettrait pourtant de lancer des campagnes de vaccination de masse dans les pays du Sud.
La situation soulève de graves questions quant à la légitimité de l’OCDE pour coordonner les négociations fiscales mondiales. Certes, l’OCDE s’est employée à ce que plus de cent pays qui ne sont pas membres de l’organisation puissent faire entendre leur voix dans les négociations. Mais plusieurs propositions émanant des pays en développement ont été laissées de côté dans l’accord final.
On ne saurait s’en étonner, les pays pauvres sont loin d’être satisfaits. Tandis que le G20 se réunissait à Rome à la fin du mois dernier pour valider l’accord, le G77, représentant 134 économies en développement, a réitéré son vieil appel à créer un organe fiscal mondial aux Nations unies, qui aurait la responsabilité de réformer les réglementations fiscales mondiales et de prendre de mesures répressives contre les paradis fiscaux.
La proposition – aux termes de laquelle le Comité d’experts de la coopération internationale en matière fiscale de l’ONU serait transformé en forum intergouvernemental – fut pour la première fois avancée en 2004 par Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, et moi-même, en tant que secrétaire général adjoint aux affaires économiques et sociales. Le G77 a repris notre appel de 2015, lancé à la conférence des Nations unies d’Addis-Abeba sur le financement du développement.
Un organe fiscal mondial des Nations unies, c’est aussi l’une des recommandations clés formulées par le Groupe de haut niveau sur la responsabilité financière, la transparence et l’intégrité financières internationales pour atteindre les objectifs de l’agenda 2030 (groupe FACTI) et par la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT). (Je suis fier d’avoir appartenu à l’un et à l’autre.) Il répond de surcroît aux revendications de la société civile mondiale.
Si le G20 avait finalisé un accord équitable envers les économies en développement, le G77 n’aurait pas réitéré son appel pour la création à l’ONU d’un organe fiscal. C’est pourquoi l’ICRICT a instamment demandé que les négociations sur un nouvel accord fiscal mondial se poursuivent lors des présidences de l’Indonésie en 2022 et de l’Inde en 2023 du G20.
Mais pour réaliser de véritables progrès, il faudra changer le format des négociations, afin que soit entendue la voix des pays en développement. Si le G20 souhaite sérieusement réparer l’injustice causée par la délinquance fiscale transfrontalière, il doit soutenir cet appel en faveur d’un processus authentiquement inclusif à l’ONU.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
José Antonio Ocampo, ancien ministre des Finances de la Colombie et ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, est professeur à l’université Columbia et ambassadeur de la Food and Land Use Coalition.
© Project Syndicate 1995–2021
Source : https://www.lejecos.com/Impot-mondial-la-duplicite...