Ibrahim Hamidou Dème : “Le Président de la République ne doit plus avoir l’exclusivité dans la nomination des juges du Conseil constitutionnel” (entretien)


Rédigé le Dimanche 7 Avril 2024 à 20:48 | Lu 151 fois | 1 commentaire(s)



Après Babacar Fall qui s’est prononcé sur les réformes annoncées du système électoral, au tour de Ibrahima Hamidou Dème de donner son éclairage sur la volonté du Président Bassirou Diomaye Faye d’entreprendre “des réformes pour redorer le blason de la justice”. L’ancien Magistrat expose les réformes qui lui paraissent les plus urgentes.


En 2018 vous disiez « démissionner d’une justice qui a démissionné ». A la veille de la célébration de la fête de l’indépendance le tout nouveau président Bassirou Diomaye Faye promet d’appeler à des concertations pour dit-il « redorer le blason de la justice, lui rendre le prix qu’elle mérite et la réconcilier avec le peuple au nom duquel elle est rendue ». Pour vous qui, il y a quatre ans, avez claqué la porte de la magistrature, cela doit être certainement une bonne nouvelle ?
 
Bien sûr ! La réforme de la justice constitue une sur priorité pour toute personne qui est attachée à l’état de droit et à la démocratie. On a constaté depuis une vingtaine d’années et cela s’est exacerbé depuis quelques années surtout depuis 2012 qu’il y a une atteinte extrêmement grave à l’indépendance de la justice. Cette atteinte est du fait de l’hégémonie du pouvoir exécutif par rapport au pouvoir judiciaire de telle sorte que les justiciables ont pratiquement perdu confiance en la justice. C’est pourquoi, il est impératif de faire des réformes profondes pour que le citoyen puisse retrouver confiance aux magistrats, retrouver confiance en la justice. Mais aussi pour permettre au Sénégal qui était une démocratie de retrouver la place qu’il avait dans le concert des nations démocratiques.
 
Répondant aux accusations selon lesquelles la justice est instrumentalisée, l’ancien ministre de la justice Ismaila Madior Fall répondait que la justice marchait et qu’on ne parlait d’instrumentalisation que quand ça concerne les politiques. Qu’en dites-vous ?
 
C’est une manière de voir. Si on s’en tient au volume des contentieux examinés par les magistrats, les affaires dites politiques n’en constituent qu’une infime minorité. Mais j’ai l’habitude de dire que l’indépendance de la justice est mesurée à l’aune des affaires qui sont médiatisées, aux affaires qui concernent les hommes politiques…
 
 
 
“Depuis 2000 et surtout depuis 2012, on remarque qu’on ne poursuit que les opposants politiques, qui ne sont pas aux affaires alors qu’il aurait été plus logique que les personnes qui gèrent nos deniers publics soient poursuivies”
 
 
Ce qui semble être un jugement partial…
 
Non. Il est normal que l’on essaie d’apprécier l’indépendance de la justice par rapport à ce que nous connaissons, par rapport aux affaires qui sont portées à notre connaissance. C’est quelque chose de tout à fait normal. Et surtout par rapport aux affaires qui concernent les hommes politiques. L’indépendance de la justice n’a qu’un objectif, c’est essayer de tout faire pour que les magistrats puissent prendre leurs décisions au-delà de toute pression. Le magistrat, rappelons-le, n’est soumis qu’à l’autorité de la loi. C’est la Constitution du Sénégal qui le dit. On se rend compte que dans les affaires qui ont une connotation politique ou qui impliquent des hommes politiques très connus, des leaders de l’opposition, que la justice fonctionne de manière à ce qu’on considère qu’elle n’est pas indépendante. Depuis 2000 et surtout depuis 2012, on remarque qu’on ne poursuit que les opposants politiques, qui ne sont pas aux affaires alors qu’il aurait été plus logique que les personnes qui gèrent nos deniers publics soient poursuivies, je ne parle pas de condamnation. C’est une justice à deux vitesses qu’on constate. Une justice qui s’applique pour des opposants. Une justice qui néglige d’agir même quand il y a des rapports dont on a connaissance qui mettent en évidence parfois une gestion extrêmement grave des deniers publics. Jusque-là dans la gouvernance du président Macky Sall, on n’a pas constaté une seule fois un responsable du régime qui est inquiété. Cela renforce l’idée que la justice ne fonctionne pas de manière équitable, que c’est une justice à deux vitesses et cela nous renseigne qu’il faudrait des réformes profondes pour que la justice puisse retrouver son indépendance.
 
 
 
“Il faut réformer certaines dispositions du code de procédure pénale qui donnent des prérogatives exorbitantes au procureur de la République”
 
 
 
Vous l’avez dit. L’indépendance de la justice au Sénégal se mesure à l’aune des affaires les plus médiatisées et concerne souvent des hommes politiques. Quel devrait être alors le rapport entre la justice et les politiques ?
 
Des rapports qui sont établis par la Constitution. C’est la Constitution qui prévoit qu’on est dans une République et que dans cette République il y a une séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif gouverne. Le pouvoir législatif légifère en votant des lois. Le pouvoir judiciaire tranche les litiges. Elle rend justice. Si dans le fonctionnement de ces pouvoirs-là, on sent une influence d’un autre pouvoir qui est de nature à compromettre les prérogatives d’un des pouvoirs, on se rend compte que la séparation des pouvoirs n’est pas effective. De ce point de vue, je pense que le pouvoir qui a été le plus fragilisé est le pouvoir judiciaire. C’est pourquoi il est impératif d’adopter ces réformes notamment par rapport au Conseil Supérieur de la magistrature, par rapport à certaines lois qui sont liberticides ou qui sont de nature à fragiliser les acteurs politiques, certaines dispositions du code de procédure pénale qui donnent des prérogatives exorbitantes au procureur de la République. Donc il doit y avoir toute une réforme profonde pour renforcer l’indépendance de la justice et assurer la liberté et les droits fondamentaux aux citoyens.
 
 
 
“Le Président de la République n’a qu’un rôle assez symbolique au sein du Conseil supérieur de la Magistrature”
 
 
 
Parmi ces réformes, on pense que le président de la République ne doit plus siéger au sein du Conseil supérieur de la magistrature ?
 
C’est symbolique. Beaucoup le demandent mais ne connaissent pas le fonctionnement du Conseil Supérieur de la magistrature. Ils ne connaissent pas le rôle que le Président de la République y joue. En tant qu’ancien membre du Conseil Supérieur de la magistrature, je peux vous dire que le Président de la République n’a qu’un rôle assez symbolique. Le rôle le plus important dans la nomination des magistrats, celui qui propose, c’est le ministre de la Justice.
 
 
 
“Il faut ouvrir le Conseil supérieur de la Magistrature aux avocats, aux parlementaires, aux membres de la société civile”
 
 
 
Mais c’est le président qui nomme…
 
C’est le président qui nomme effectivement. Même s’il n’était pas membre du Conseil, les magistrats sont nommés par décret donc c’est le président. On rappelle toujours que la justice est rendue au nom du peuple. La composition du Conseil supérieur de la Magistrature doit refléter cette réalité-là. On ne doit pas être dans une logique selon moi d’exclusion mais dans une logique d’ouverture. Le Conseil supérieur de la Magistrature fonctionne actuellement avec comme membre, l’Exécutif, le président de la République, le ministre de la Justice et les magistrats. Il est admis partout ailleurs dans toutes grandes démocraties, une ouverture du Conseil supérieur de la magistrature avec de membres non-magistrats, de représentants du barreau, parfois ce sont des parlementaires, des représentants des organisations de la société civile, de telle sorte que le Conseil supérieur qui est chargé de la nomination, de l’affectation et de la discipline des magistrats puisse avoir une composition qui reflète le fait que la justice soit rendue au nom du peuple. Je veux dire que toutes les composantes du corps social doivent sentir qu’ils sont impliqués dans le fonctionnement de la justice et qu’ils sont impliqués dans une instance aussi importante que le Conseil supérieur de la magistrature qui garantit l’indépendance de la justice. Personnellement je n’ai jamais été d’accord pour que le Président de la République, qui, au regard de la Constitution est le garant du fonctionnement régulier des institutions, soit absent dans un organe aussi important. Mais sa présence doit rester symbolique. On doit en revanche instituer des procédures démocratiques et transparentes pour que le choix des magistrats puisse répondre à trois impératifs. D’une part, il faut que les magistrats choisis soient compétents parce que la magistrature c’est d’abord la connaissance de la loi. Deuxièmement, que le magistrat choisi soit d’une probité morale indiscutable. Et enfin, c’est un élément extrêmement important dans le corps c’est l’ancienneté. Ces trois critères doivent être les éléments les plus importants dans le choix des magistrats. On doit instituer une procédure d’appel à candidature de telle sorte que pour le choix d’un poste important, que les magistrats puissent compétir et à l’issue de cette compétition démocratique et transparente, que l’on choisisse le magistrat qui a les meilleurs critères pour occuper un poste.  J’avais fait un article en 2015 quand j’étais encore magistrat sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, et là-dessus j’avais évoqué le cas des enseignants. On entend nulle part des contestations dans l’affectation des enseignants parce qu’après les états généraux sur l’éducation nationale, il a été institué une procédure démocratique et transparente de telle sorte que toutes les nominations sont devenues incontestables. Je pense qu’on peut s’inspirer de ce modèle et tout faire pour que la magistrature puisse avoir des procédures avec des critères objectifs dans le choix des magistrats.  
 
 
 
 
 
Faudrait-il aussi faire de même pour les membres du Conseil Constitutionnel ?
 
Bien sûr. Dans les propositions que j’ai faites récemment à l’égard des candidats de l’opposition pour une réforme de la justice, j’avais proposé que le président n’ait pas l’exclusivité des choix dans la nomination. Qu’il ne puisse pas nommer tous les membres. Il y a eu une réforme récemment. Sur sept, les deux sont nommés par le président sur proposition du président de l’Assemblée nationale. Mais c’est le président qui nomme toujours les sept au final. Il faudrait essayer de diversifier les autorités de nomination. Le président peut continuer à désigner un ou deux membres au maximum sur les sept. Le parlement doit désigner un membre mais que la personne choisie ait des compétences en matière constitutionnel. Qu’il soit avocat ou professeur de droit. La société civile aussi peut désigner quelqu’un qui a aussi des compétences en matière judiciaires. Le conseil supérieur de la magistrature peut aussi désigner un à deux magistrats. Je pense qu’avec cette diversité dans la désignation par rapport aux autorités qui procèdent au choix des magistrats du Conseil Constitutionnel, cela va renforcer leur crédibilité ; leur indépendance de telle sorte que cette instance pourra continuer de jouer comme il l’a fait récemment un rôle important dans l’accomplissement de notre démocratie.  
 
« Les avocats ne sont présents que dans 11 départements sur les 46 »
 
Autre souci toujours avec la justice, le surpeuplement dans les prisons. Que faut-il faire pour y remédier ?
 
Avant d’en arriver là, j’aimerai évoquer un point qui me semble extrêmement important qu’on occulte souvent. C’est la rareté des avocats. C’est la non-présence des avocats à l’intérieur du pays. Ce sont les avocats qui sont chargés d’assurer ou de garantir la protection des droits des citoyens, par leur présence dès les premières heures de la garde à vue notamment. Il y a eu des réformes en 2016 qui font que l’avocat peut être présent dès la première heure de la garde à vue. Mais qu’est-ce qu’on constate ? Ces garantis ne sont offertes qu’au personnes qui sont dans les grandes villes, à certains délinquants à col blanc, a ceux qui en ont les moyens. Mais si la personne mise en cause est à Matam, à Bignona, à Oussouye, à Ranérou Ferlo, elle risque d’avoir des difficultés parce qu’à 200m2, il n’aura pas d’avocats. Chaque département est du ressort d’un tribunal d’instance. Les avocats ne sont présents que dans 11 départements sur les 46 départements que compte le Sénégal. Ce qui est extrêmement grave. Ce n’est même pas le tiers, à peine le quart. Il y a des jeunes maîtrisards qui sont là. Il y a des juristes internes dans les cabinets d’avocats. Il faudra tout faire pour qu’il y ait un recrutement. J’avais proposé un recrutement exceptionnel de 300 magistrats sur 5 ans afin que les avocats soient présents partout et que les droits des citoyens soient garantis, soient protégés partout dans le pays.
 
“Une personne qui a eu maille à partir avec la justice, qui a eu à violer la loi, doit être préparée à revenir dans la société, à se resocialiser. Là-dessus il n’y a aucun travail qui a été fait”
 
 
 
Pour en revenir à la surpopulation carcérale ?
 
Je pense qu’il faut d’abord procéder à la construction, à l’équipement des établissements pénitentiaires. En outre, il faut recruter suffisamment d’agents pénitentiaires, des fonctionnaires de l’administration pénitentiaires, des assistants sociaux qui doivent aussi être présents dans les établissements pénitentiaires. Mais aussi et surtout les former dans la protection des droits, dans l’encadrement et dans la resocialisation des détenus. Une personne qui a eu maille à partir avec la justice, qui a eu à violer la loi, doit être préparée à revenir dans la société, à se resocialiser. Là-dessus il n’y a aucun travail qui a été fait. Je pense qu’un recrutement, une formation adéquate des agents de l’administration pénitentiaire, des assistants sociaux et leur formation à la resocialisation des condamnés seraient une excellente chose pour que la prison ne soit plus simplement un lieu de privation de liberté et de punition mais un lieu ou les personnes qui ont fait des erreurs puissent être préparées à revenir dans la société.
 
Seriez-vous prêt à collaborer avec le régime actuel ?
 
(Rires) Je suis un sénégalais. Ce qui nous importe c’est l’intérêt du pays, que des réformes profondes soient apportées dans la justice. Nous avions démissionné en laissant une profession que nous aimons au-delà de toutes les autres pour un idéal. Cet idéal-là, c’est la justice. C’est l’indépendance de la justice. Nous avons aussi un parcours qui nous a permis aussi bien dans la magistrature, dans le greffe et actuellement dans l’avocature, de connaître les enjeux et les difficultés mais aussi les solutions qu’on doit préconiser pour réformer la justice. Si on nous appelait pour l’intérêt du pays, on ne pourrait pas se dérober.



1.Posté par Cohen Leann le 07/04/2024 23:11
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