Les violences basées sur le genre, les inégalités dans l’accès aux opportunités et le traitement différencié dans la société demeurent, reproduisant ainsi des mécanismes persistants de domination dont les femmes sont victimes. Il faut cependant reconnaître que le combat pour l’émancipation a obtenu de réelles avancées matérialisées par un changement des mentalités et une prise de conscience sur les droits des femmes. Sur le plan législatif, la loi sur la parité, celles sur la criminalisation du viol et sur la transmission de la nationalité constituent de réels progrès. Mais ces lois, dans un contexte où la société est encore largement patriarcale, où les voix des femmes demeurent marginalisées, sont insuffisantes. Il est nécessaire de poursuivre le combat au point de vue des idées et sur le terrain afin d’arriver à l’égalité qui est un fondement d’une société civilisée.
Le Sénégal est une société conservatrice. Mais nous avons une histoire de luttes politiques et sociales dans laquelle les questions liées aux droits des femmes ont toujours été prises en compte. Des partis de gauche comme And Jëf, et des mouvements d’avant-garde comme Yeewu Yewwi ont fait des droits des femmes un moteur de leur action. Les combats pour les droits des femmes, composante des luttes globales pour la dignité et la liberté, se sont toujours heurtés à des barrières puissantes, d’où l’importance de saluer le courage des femmes qui furent à l’avant-garde. D’autres aujourd’hui ont hérité du flambeau. Elles ont de nouvelles méthodes spécifiques à l’époque, mais sont dépositaires de la même flamme de la dignité et de la liberté.
“Je ne crains jamais de marcher seul dans la rue et d’être embêté parce que je suis un homme. Toutes les femmes ont soit été harcelées soit agressées voire pire car ce sont des femmes marchant seules dans la rue”
Vous définiriez-vous comme féministe vous-même. Et si oui, dans quel lignage intellectuel vous situez-vous entre ce que l’on appelle les universalistes d’un côté et les tenants de l’intersectionnalité ?
J’aimerais me définir comme féministe. Je suis conscient des mécanismes de domination entre les hommes et les femmes dans la société. Et je mesure le privilège dont je jouis en tant qu’homme dans une société patriarcale comme la nôtre, qui est le premier vecteur des inégalités. Par exemple, je ne crains jamais de marcher seul dans la rue et d’être embêté parce que je suis un homme. Toutes les femmes ont soit été harcelées soit agressées voire pire car ce sont des femmes marchant seules dans la rue. Je suis militant de l’égalité par orientation idéologique mais aussi à la suite d’une déconstruction à partir de la lecture, de l’écoute des concernées et à travers l’expérience des rapports sociaux dans l’espace public. Mais je sais qu’il y a un courant féministe qui réfute aux hommes la possibilité de se dire féministe et qui met à leur disposition le terme et le concept allié. Je le prends sans gêne.
Je suis issu d’une tradition de gauche marxiste enfermée dans la lutte des classes. Mais aujourd’hui je ne peux pas faire semblant d’être un prolétaire. C’est même manquer de respect aux personnes qui sont dans une situation d’extrême précarité eu égard à leur position sociale et leur rapport au travail. Ma réflexion s’insère également dans mon expérience sociale et personnelle ; et à ce propos je suis un transfuge de classe, un intellectuel qui pense à partir d’une classe mais qui demeure soucieux de l’égalité. Au sujet de l’universel, j’aspire à celui-ci. Mais je ne le conçois qu’à partir de ce que le sociologue américain Immanuel Wallerstein appelait un « universalisme vraiment universel » qui diffère d’un eurocentrisme imposé comme universel.
Je crois à l’interpénétration des idées et des sensibilités d’aires géographiques diverses pour tisser un universel de la rencontre qu’invoque Souleymane Bachir Diagne. Mais l’universel a toujours été un concept utilisé par l’occident afin d’imposer ses idées sur la marche du monde tout en feignant une prise en charge des pensées qui lui sont étrangères. Mon amie Rokhaya Diallo dit à ce propos que le féminisme dit universaliste est « excluant ». L’intersectionnalité permet une imbrication des enjeux de classe et de race, des formes de discrimination liées à plusieurs aspects autour d’une nouvelle plateforme symbolique de lutte. De mes échanges avec des féministes blanches, j’observe un point de vue souvent réducteur qui ne prend pas en compte les violences à l’encontre des femmes noires victimes et du machisme et du racisme. La gauche européenne a longtemps ignoré les revendications des noirs par exemple. Ce fut d’ailleurs l’objet de la lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez actant en 1956 sa démission parti communiste qui refusait de voir la singularité des causes des peuples non européens.
“Le 8 mars est chaque année célébrée par le prisme d’une incompréhension historique. Cette journée est enroulée dans du folklore et des banalités langagières. Elle a même un enrobage festif, car des hommes souhaitent bonne fête aux femmes.”
Au Sénégal, cette séquence a charrié son lot de polémiques. Certains comme la sociologue Fatou Sow Sarr, ou l’activiste, Guy Marius Sagna, ont estimé que le Sénégal doit célébrer la Femme le 7 mars en hommage au martyr vécu par les femmes de Nder. Y êtes-vous favorable ?
D’abord, le 8 mars est chaque année célébrée par le prisme d’une incompréhension historique. Cette journée est enroulée dans du folklore et des banalités langagières. Elle a même un enrobage festif, car des hommes souhaitent bonne fête aux femmes. C’est perdre son sens. La journée a pour objet le rappel du caractère légitime des droits des femmes et l’obligation de lutter pour les accroître. Je pense qu’il s’agit du premier biais à corriger. Ensuite, au sujet de la commémoration du 7 au lieu du 8 je n’y vois pas un grand inconvénient. Au contraire, les femmes de Nder sont un symbole du refus de l’humiliation, de la préservation de la dignité, du courage. Elles ont chanté la liberté contre l’absolutisme et la tyrannie d’homme jusqu’au sacrifice suprême. Le symbole est puissant, hélas méconnu par les jeunes. Choisir la date du 7 mars sans rien renier de la journée du 8 qui est celle des Nations Unies dont nous sommes un État partie, aurait l’avantage de nous inscrire à nouveau dans la trajectoire de l’histoire qui est une discipline presque orpheline dans notre pays, afin de nourrir le présent. Aussi cette date nous permet de contribuer dans le combat de toutes les femmes visant l’égalité par une particularité sénégalaise.
Est-ce une nouvelle manifestation de cette dérive nationaliste que vous pointez parfois du doigt dans vos écrits ou une forme de patriotisme légitime ?
Plus que du nationalisme que je combats ou du patriotisme, notion à laquelle je suis attaché, je pense qu’il s’agit d’une forme de contribution symbolique forte de notre pays aux combats légitimes que mènent des militantes et des militants de la liberté, de la justice et de l’égalité. Il nous faut réhabiliter l’histoire. Notre pays et l’Afrique en général ont une histoire dont certaines pages fabuleuses doivent être enseignées ici et ailleurs afin d’avoir une influence sur la marche du monde et sur les nouveaux combats qui incombent aux démocrates et aux progressistes. L’Afrique est souvent appréhendée uniquement à l’aune de ses ressources naturelles, de la force de sa jeunesse et de la croissance. Mais le continent comme espace de spiritualités diverses et de sens dans un monde qui en manque et qui verse dans les replis et les rétrécissements identitaires est éludé. Nous, Africains, sommes aujourd’hui les délégataires d’une histoire longue et riche, qui a produit des savoirs, des pratiques, des sociabilités et des imaginaires qui doivent être valorisés et montrés au monde afin qu’ils orientent sa marche vers une humanité autre, qui sacralise les liens et trace un dessein commun.
“Adji Sarr a été traitée de manière scandaleuse par des médias, des pseudo défenseurs des droits de l’homme et l’essentiel des mouvements féministes”
Le cas d’Adji Sarr, qui accuse l’opposant Ousmane Sonko de viol, est beaucoup revenu durant les différents débats. Elle-même, dans un entretien accordé au quotidien Le Monde, a dénoncé une forme de lâcheté des féministes. Mais globalement, les intellectuels ont été très silencieux, alors qu’ailleurs les affaires Clinton, Strauss-Kahn, Epstein, Polansky ou Weinstein ont suscité la prise de parole de penseurs reconnus. Comment expliquez-vous ce silence des intellectuels sénégalais ?
Adji Sarr est un exemple pertinent de ce dont nous parlions au début de l’entretien, concernant l’intersectionnalité des luttes féministes. Elle a été traitée de manière scandaleuse par des médias, des pseudo défenseurs des droits de l’homme et l’essentiel des mouvements féministes organisés car elle est pauvre, orpheline et issue du Sénégal des profondeurs.
Cette affaire a mis les projecteurs sur un ensemble de faits sociaux relevant notamment de notre rapport en tant que société à l’égalité, au sexisme, à la justice et surtout à la parole et qui a la légitimité de la prendre dans l’espace public. Je suis convaincu que dans plusieurs décennies, quand des chercheurs, militants ou simples citoyens effectueront un travail sérieux sur tout ce qui a été dit et écrit au sujet de cette jeune femme, ils ne seront pas fiers de leurs devanciers tellement cette affaire a mis en exergue un naufrage du journalisme et de la société civile. Les politiciens eux sont presque dans leur rôle quand ils agissent par manichéisme en choisissant un camp au détriment d’un autre tout en forgeant des arguments, souvent qu’ils savent fallacieux dans le but de manipuler l'opinion. Mais vous avez raison d’évoquer le silence des intellectuels. Il y a une distorsion entre l’espace public souvent arrimé à l’actualité médiatique et le champ de la pensée. Les idées, à l’heure du sensationnalisme et des réseaux sociaux, n’intéressent plus grand monde. Les contrecoups de décennies d’abandon et de désacralisation de l’école républicaine se font ainsi ressentir. La confusion, la manipulation, la vulgarité ont élu domicile dans les médias et par capillarité dans la société. Les intellectuels et les universitaires se retirent souvent, à juste titre, du débat public pour penser, écrire des livres et discourir dans la sérénité des espaces dédiés. Ceci génère certes un entre-soi déplorable pour la démocratie. Mais si la démocratie doit épouser en tout temps la liberté, elle doit fermer la porte au désordre. Beaucoup d’intellectuels m’ont aussi avoué être terrifiés par les campagnes d’insultes et de menaces dont ils sont les victimes à chaque prise de parole qui n’irait pas dans le sens de la minorité bruyante. Or, ce qui caractérise l’intellectuel, c’est son indépendance et sa liberté. Il n'est pas inféodé aux dominants ni soumis aux diktats d’anonymes qui tiennent des propos outranciers sur internet.
“Être non-aligné ne signifie pas à mon avis faire preuve de désintérêt vis-à-vis des turbulences du monde. Le Sénégal est un pays qui compte dans les relations internationales…”
Autre sujet qui a dominé l’actualité, la guerre en Ukraine. Cette semaine, le Président Macky Sall et son homologue russe, Vladimir Poutine, ont échangé. Mais partagez-vous la position du Sénégal qui prône une forme de neutralité ?
Le Sénégal s’est abstenu lors du vote de la résolution de l’Assemblée générale de l’Onu condamnant l’invasion russe de l’Ukraine. Mais notre pays a voté à Genève pour l’ouverture d’une enquête sur de possibles violations des droits de l’homme, et nous avons même fait inscrire dans la résolution la question spécifique sur la discrimination raciale à la suite d’actes racistes notés aux frontières ukrainiennes. Le vote du Sénégal a des explications exogènes liées à la géopolitique régionale notamment, mais il est aussi la suite logique d’une prise en compte des enjeux internes. Être non-aligné ne signifie pas à mon avis faire preuve de désintérêt vis-à-vis des turbulences du monde. Le Sénégal est un pays qui compte dans les relations internationales par son histoire et son rôle en Afrique et dans le camp du respect du droit international. Mais il est compréhensible de procéder à une analyse froide qui promeut la défense de nos intérêts vitaux, la paix dans le monde et le dialogue malgré nos différences. Je pense qu’en exerçant la présidence de l’Union africaine, nous avons un devoir d’être à équidistance des positions africaines divergentes sur cette guerre afin d’être un médiateur potentiel crédible. Cela peut paraître cynique, mais cette guerre n’est pas la nôtre, même s’il est évident que notre pays se situe dans le camp du respect du droit international. Gouverner, c’est prendre des décisions difficiles, parfois impopulaires sans pouvoir en exposer les raisons devant l’opinion. La diplomatie ne s’exerce pas sur la place publique. Elle requiert discrétion et mesure. C’est dans la capacité à fixer un cap et s’y tenir malgré les secousses internes et externes qu’on assume aussi la responsabilité d’homme d’État.
On a vu à l’occasion de ce conflit un fort sentiment pro-russe dans une certaine partie de l’opinion. Ce qui tend à confirmer que de plus en plus de jeunes, notamment, supportent plus l’influence russe, chinoise ou turque que celle des pays occidentaux sur le continent. Quel est votre regard sur cette tendance ?
Rien ne justifie la violation de la souveraineté d’un peuple en violation flagrante du droit international. Mon camp est celui des démocraties libérales. En leur sein il y a la possibilité de combattre pour la sacralisation des libertés publiques et la quête continue pour la justice et l'égalité. Il est illusoire de penser le progrès social dans l’autoritarisme. Cette époque m’inquiète dans le fantasme militant de l’autoritarisme et du rétrécissement des libertés. Il s’exprime dans une défiance voire une haine de l’occident dont je comprends les ressorts historiques. Nous avons souffert de la colonisation dont les oripeaux continuent de régir nos vies par le canal d’élites dirigeantes qui ont parfois installé des kleptocrates soutenues par des puissances occidentales. L’Europe n’est pas à absoudre dans les drames du continent africain. Elle porte une grande responsabilité dans ceux-ci. Cela dit, quelle est l’étape d’après ? Je n’aime pas m’enfermer dans des logiques passéistes. J’envisage l’Afrique d’aujourd’hui dans la fin du face-à-face avec l’occident pour inaugurer d’autres mouvements et d’autres liens avec d’autres espaces géographiques et économiques dans le respect de la souveraineté et de la dignité de nos peuples. Vouloir supplanter un impérialisme par un autre, qu’il soit russe, chinois ou turc n’est pas envisageable. Il me semble périlleux également de vanter les mérites de démocraties dites illibérales voire de terrifiantes dictatures au motif qu’elles garantissent la sécurité ou l’épanouissement économique.
Ce qui est particulièrement tragique et amusant en même temps, c'est que ceux qui soutiennent chez nous ces régimes autoritaires y finiraient en détention pour le quart des actes qu’ils posent, en ce moment, dans notre société démocratique. Il nous faut un profond désir de liberté.