Des potions vertes, parfois jaunes, mélangées à du lait ou du miel, à boire cul-sec dans des bouteilles d’un demi-litre. Des ingrédients mystérieux mais toujours amers : tels étaient les « remèdes » concoctés par l’ex-président gambien Yahya Jammeh, guérisseur autoproclamé du VIH.
Pendant près de dix ans, près de 9 000 patients passeront les portes de la « maison de verre », le centre de traitement alternatif que le dictateur aujourd’hui déchu, avait installé dans l’enceinte même du palais présidentiel.
La plupart des malades traités dans le centre sont séropositifs. Des centaines d’entre eux n’en sortiront pas vivants, victimes d’infections ou succombant après avoir obéi aux instructions présidentielles les contraignant à interrompre leur traitement antirétroviral.
Je suis le président qui guérit le sida
Un an après la fin de règne de Jammeh, exilé en Guinée équatoriale, les langues d’une poignée de survivants, la cinquantaine bien entamée, commencent toutefois à se délier.
« Ce sont des personnes malades et les abus qu’elles ont subi continuent d’avoir des conséquences aujourd’hui, explique Sarah Bosha, chargée de la Gambie pour l’ONG AIDS-Free World. Il faut absolument qu’elles soient entendues, et ce de manière urgente. »
En octobre 2017, un groupe d’organisations soutenant les victimes de l’ancien dictateur, notamment celles du « traitement miracle » contre le sida, ont lancé l’initiative #Jammeh2justice : une campagne pour que l’ancien président soit jugé pour les crimes commis durant son mandat.
Car si le centre de traitement controversé est aujourd’hui fermé, ses anciens pensionnaires sont toujours hantés par les expérimentations qu’ils y ont subies.
Cobayes
En 1995, c’est par un simple coup de fil que Fatou Jatta apprend qu’elle est atteinte du VIH. Malgré la psychose qui règne à l’époque autour de la maladie, la jeune femme de 28 ans décide d’annoncer publiquement son état.
Avec plusieurs proches, elle fonde un groupe de soutien qui organisera des campagnes de prévention et des marches de sensibilisation. Ces efforts leur valent l’attention du chef de l’État, à la recherche de volontaires pour son traitement expérimental.
Avoir le président au téléphone et lui répondre non, ce n’était pas possible. On aurait pu avoir des problèmes
Un jour de 2007, Yahya Jammeh en personne, contacte l’association par téléphone, porteur d’une demande pressante : dix cobayes sont requis pour tester un nouveau traitement présidentiel contre le sida. Habitué des déclarations à l’emporte-pièce, le dictateur vient d’annoncer à la presse qu’il a découvert un remède miracle contre la maladie, à base d’herbes médicinales, pouvant également guérir l’asthme et l’hypertension. Reste encore à le prouver.
« Je suis le président qui guérit le sida », clame alors fièrement Yahya Jammeh, qui se fait appeler « Son Excellence Cheikh Professeur El Hadj Docteur Yahya AJJ Jammeh ».
Invitée à participer au programme présidentiel, Fatou ne se fait guère d’illusions sur l’hypothèse qu’elle puisse en ressortir guérie. « Mais avoir le président au téléphone et lui répondre non, ce n’était pas possible, confie la quinquagénaire à Jeune Afrique. On aurait pu avoir des problèmes, nous ou notre famille. C’est pour ça que la plupart d’entre nous y sommes allés. »
Les patients souffrent de vomissements fréquents et de diarrhées sévères
Pendant six mois, les patients doivent ingérer des mixtures à base de plantes, pendant que le président les masse avec des huiles mystérieuses, tout en récitant des versets du Coran. Ils sont par ailleurs entourés de vidéastes qui diffuseront les images de l’expérience au reste du pays par le biais de la télévision d’État.
Une panoplie de règles régissent également leur quotidien : interdiction de fumer, de boire de l’alcool, de s’accoupler, de mâcher du chewing-gum ou de boire le thé local, l’attaya.
Des centaines de patients meurent
Lorsque les caméras ne tournent plus, ce que les Gambiens ne voient pas, ce sont les ravages causés par le traitement. Les patients souffrent de vomissements fréquents et de diarrhées sévères, et beaucoup d’entre eux se retrouvent considérablement affaiblis en quelques semaines.
Alerter les malades au sujet des risques qu’ils prennent reste pourtant difficile : qui oserait aller à l’encontre de la volonté du président ? Les membres d’organisations internationales qui s’y aventurent sont expulsés du pays. « Il y a eu un ralentissement en termes de prévention, de communication et d’information autour du VIH, affirme Bai Cham, le responsable de programmes pour le Fonds mondial de lutte contre le sida, basé à Banjul. Sans cela, on aurait pu faire beaucoup plus de progrès. »
À l’époque, Bai Cham voit donc des patients atteints du VIH se précipiter vers la cure présidentielle, tout en abandonnant leur traitement antirétroviral – qui permet de renforcer le système immunitaire et ainsi de prolonger considérablement l’espérance de vie. Si seulement 2% des Gambiens ssont touchés par le virus – un taux bien moins élevé que la moyenne à l’échelle du continent –, ils sont relativement peu nombreux à suivre un tel traitement.
Beaucoup d’organisations non gouvernementales poursuivront malgré tout leur travail de prévention, mais de manière plus discrète. Finis les grands panneaux d’affichage offerts à la vue de tous : les ONG sillonnent les villages et les communautés rurales, où des centaines de jeunes sont formés afin de sensibiliser leurs compatriotes.
Pourtant la « cure » miraculeuse continue d’attirer les patients. Mais privés d’un traitement digne de ce nom, leur maladie s’aggrave au point qu’au fil des années, nombre d’entre eux succombent à des infections. Selon l’association AIDS-Free World, qui les assiste, plusieurs centaines d’entre eux décéderont aux mains du guérisseur autoproclamé.
On était comme des prisonniers. On était en détention. Tous nos droits humains ont été violés
Le soir, ils ne peuvent rentrer chez eux : ils sont hébergés dans un hôpital transformé pour l’occasion. Ils n’ont pas le droit aux visites et doivent accompagner le président dans ses déplacements vers son village natal de Kanilai, dans le sud du pays. « On était comme des prisonniers, se souvient Fatou. On était en détention. Tous nos droits humains ont été violés. »
Ceux qui deviennent trop faibles finissent à l’hôpital, où les médecins et infirmières refusent de les soigner par peur d’aller à l’encontre du président.
Les propriétaires pensent que si je vis dans la même maison qu’eux, ils vont attraper le virus
Aujourd’hui, les lacunes en termes de prévention se font encore sentir. Certains, comme Lamin Ceesay, subissent toujours la discrimination liée à leur statut de séropositif. À 60 ans, Lamin vit maintenant dans une petite maison de deux chambres, régulièrement sujette à des inondations. « À cause de ma maladie, je n’ai pas pu trouver de meilleur logement. Les propriétaires pensent que si je vis dans la même maison qu’eux, ils vont attraper le virus », confie-t-il.
Manque de financement des programmes de lutte
Et les défis sont encore nombreux pour les organisations de lutte contre ce fléau : aujourd’hui, c’est principalement le manque de financement des programmes de lutte contre le sida qui explique le faible nombre de personnes traitées, selon Bai Cham.
Pour les victimes du traitement présidentiel, reste un autre défi : obtenir justice pour les tourments subis, ce qui pourrait prendre des années. L’ancien dictateur gambien jouit d’un exil doré en Guinée-équatoriale, sous la protection du président Teodoro Obiang Nguema Mbasongo. Celui-ci affirmait récemment à la télévision nationale qu’il ne donnerait pas suite aux demandes d’extradition visant Yahya Jammeh, le dictateur qui prétendait guérir le sida avec des potions…
Jeune Afrique