A l’approche de la fête musulmane de l’Aïd, l’homme de 52 ans qui vient du nord du pays s’est arrêté dans l’immense marché à bétail de Sewekhaye, l’un des plus grands du Sénégal, dans la commune de Ngoundiane. Sous un soleil de plomb, des milliers de moutons y sont rassemblés dans une odeur pestilentielle.
« Notre destination était Dakar mais à cause des manifestations, nous craignons d’y perdre nos bêtes », affirme M. Bâ, en turban bleu.
Les heurts les plus meurtriers depuis des années au Sénégal ont éclaté le 1er juin dans plusieurs villes après la condamnation à deux ans de prison de l’opposant Ousmane Sonko, inéligible en l’état à l’élection présidentielle de 2024. Ils ont causé au moins 16 morts selon les autorités, 23 selon l’ONG Amnesty et 30 selon le parti de M. Sonko.
La fête de l’Aïd el-Kebir ou Aïd el-Adha, communément appelée Tabaski en Afrique de l’Ouest, est prévue le 29 juin. Elle est l’une des plus importantes de la religion musulmane. Les Sénégalais sacrifient traditionnellement un mouton pour l’occasion.
A Dakar, des points de vente d’ovins ont disparu, remplacés par des espaces verts ou des chantiers d’infrastructures. Dans d’autres lieux habituellement bondés de ruminants pour la fête, ils sont moins nombreux.
« Des éleveurs attaqués »
« Les manifestations ont fait peur » aux vendeurs de moutons, affirme à l’AFP Ismaïla Sow, un responsable national des éleveurs.
« Des vendeurs de moutons ont été attaqués à Keur Massar (banlieue de Dakar) par des manifestants. Nous avons dit aux éleveurs de rester dans des zones d’attente en brousse et d’éviter les grandes villes » comme Dakar, ajoute-t-il.
A Sewekhaye, à l’ombre des acacias albida, arbre sahélien procurant du fourrage, ou sous des tentes en paille ou des bâches, les éleveurs surveillent les brebis qui dévorent leur ration dans des mangeoires ou abreuvoirs en plastique.
Le Mauritanien Mohamed El Moctar, la cinquantaine, dit avoir quitté le 9 juin la ville de Aïoun, dans le sud-est de la Mauritanie, frontalier du Mali, pays confronté aux attaques jihadistes qu’il a traversé pour entrer au Sénégal où régnait alors un calme précaire.
« A cause de l’insécurité au Mali et des dernières violences au Sénégal, nous avons eu peur de nous arrêter avant Sewekhaye durant le voyage de trois jours. J’ai perdu plus de 100 moutons sur plus de 200 dès l’arrivée », dit-il. Des cadavres de ces moutons en putréfaction sont déposés en différents endroits en brousse. Ils sont morts de déshydratation et de surcharge, selon El Hadji Diallo Diop, un vétérinaire du camp.
Manque d’espace
Le Sénégal importe du Mali et de la Mauritanie pour « moins de 10% » de ses besoins en moutons estimés à 810.000 têtes dont 260.000 pour la région de Dakar, affirme à l’AFP le secrétaire général du ministère de l’Elevage, Ousmane Mbaye.
Le « déficit » à Dakar est dû à « l’hésitation » des éleveurs « eu égard au contexte actuel » de troubles et à « la disparition » de points de vente en raison de travaux, a expliqué le gouvernement.
Dans le quartier populaire de Grand-Médine, un camion venu du Mali vide sa cargaison de moutons. L’enseignant à la retraite Malick Coumba Ndiaye, 80 ans, vient d’en payer un à 240.000 Fcfa (370 euros). « Je n’ai pas le choix. Il n’y en a pas assez », dit-il.
Le gouvernement a recensé « 559.215 moutons » dans le pays, soit « un surplus » de plus de 18.000 par rapport à la même période l’an dernier, dit-il dans un communiqué.
Mais avec plus de 84.000 moutons, Dakar accuse une baisse de près de 40.000 têtes au même moment en 2022. Les prix ont augmenté.
Amina Diallo, 62 ans, avait payé 165.000 FCFA (250 euros) en 2022. « Cette année, on me parle de 200.000 (300 euros). J’ai dit à mon fils de renoncer à en acheter s’il le faut », confie-t-elle à l’AFP.
Le gouvernement rassure sur une « diminution progressive du gap », à moins de 10 jours de la Tabaski.
Il a en revanche maintenu la suspension du bateau entre Dakar et la Casamance (Sud) et de la ligne de bus publique, pour des raisons de sécurité. Les liaisons sont arrêtées depuis les troubles et de nombreux habitants craignent de ne pouvoir rentrer pour la fête.
Seuls la route nationale, ouverte seulement à certaines heures de la journée, et l’avion, inabordable pour beaucoup, permettent encore de rallier cette région enclavée du sud du pays déjà meurtrie par les événements de début juin.