Comment Kako Nubukpo envisage la fin du FCfa et le passage à l’Eco


Rédigé le Samedi 19 Juin 2021 à 14:13 | Lu 656 fois | 0 commentaire(s)



Economiste de renom engagé pour les causes africaines, le professeur Kako Nubukpo est l’un des porte-voix intellectuels du mouvement anti-CFA. A Lomé dans le cadre des Etats Généraux de cette nouvelle monnaie, l’ex ministre en charge de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques du Togo a répondu aux questions de l’Agence Ecofin.


Comment Kako Nubukpo envisage la fin du FCfa et le passage à l’Eco
Agence Ecofin (AE) : A l’issue des premiers états généraux de l’Eco, vous avez adopté une feuille de route. Ce plan à proposer aux politiques, devrait servir à la mise en œuvre de l’Eco.  Pouvez-vous en synthétiser les objectifs et priorités ?

Kako Nubukpo (KN) : 4 éléments, me semble-t-il important d’évoquer à ce niveau, pour répondre à cette question. Premièrement, l’idée est de faire de l’Eco, une monnaie qui soit au service d’un développement transformationnel pour éviter l'exportation des matières sans aucune transformation sur place. 

Ensuite, le second défi est la centralisation des réserves de change. Il ne faut pas que les Etats aillent chacun de son côté. On est plus forts quand on est unis ; ensuite, il faut l’implication des populations. S’il n’y a pas adhésion des populations, tout ce que nous faisons risque de rester au niveau de l’élite. 

Au troisième niveau, l’option sera pour un “Éco Commun” et non une monnaie unique dès le départ, au vu des exigences de l’espace ouest-africain.

Pour finir, cette monnaie commune sera adossée à un panier de devises que sont l’euro, le dollar américain, le yuan et la livre sterling, afin de tenir compte du poids du Nigeria qui détient 70% du PIB de la CEDEAO et 80% de ses réserves de change en livre sterling. Ceci afin de pouvoir calculer ce que nous appelons le coût pivot de la monnaie ECO.

La Banque centrale qui sera probablement une banque centrale fédérale dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, aura à défendre la capacité de ces monnaies à rester dans le corridor.  

AE : Selon ce que vous venez de dire, quels sont aujourd'hui les impératifs pour le bon déroulement de cette feuille de route ? 

KN : Pour que tout fonctionne, il faut un minimum de discipline budgétaire. C’est pour cela que nous en appelons à l’actualisation des critères de convergence de l’espace CEDEAO pour tenir compte de la pandémie de Covid-19, qui montre l’impératif d’avoir une vision volontariste de l’économie. 
 
On voit bien qu’on a des principes très forts, la solidarité.
 
On voit bien qu’on a des principes très forts, la solidarité. Un choix qui est quand même important : une monnaie commune et puis des modalités de mise en œuvre qui nous paraissent tout à fait cohérentes.

AE : Tout cela semble être uniquement discuté dans un cadre intellectuel et on entend très peu de personnalités politiques s’exprimer sur la question. Pourquoi ?
 

KN : L'absence des politiques au cœur de ce débat traduit finalement quelque chose que j’ai rappelé dans mon dernier ouvrage, l’Urgence africaine. Comme quoi, on a l'impression que les populations africaines et leurs élites ne vivent pas la même histoire et qu’il est justement urgent que ce ne soit plus le cas. J’ai été comme tout le monde étonné de l’absence des politiques, mais en même temps ce n’était pas l’objectif.
 
On a l'impression que les populations africaines et leurs élites ne vivent pas la même histoire et il est justement urgent que ce ne soit plus le cas.
 
Le but était une auto-saisine par des chercheurs, des intellectuels, des universitaires, des personnes de la société civile pour réfléchir sur cette question importante et proposer aux politiques une feuille de route. Ce n’est donc pas dramatique.

AE : On a récemment appris qu’un peu plus de 5 milliards d’euros de réserves de change de l’UEMOA sont en train d’être rapatriés vers les comptes de la BCEAO. En même temps, on sait qu’une convention de garantie a été signée entre la Banque centrale et le Trésor public de France. Selon vous, aujourd’hui, en tant qu’universitaire, qu’est-ce que cette convention de garantie apporte dans l’évolution vers l’ECO et quels sont les risques sur lesquels vous attirez l’attention des dirigeants politiques ?

KN : Il y a deux choses à retenir. Premièrement, le nouveau traité de coopération monétaire entre la France et l’UEMOA. Au mois de décembre 2020, le chef de l’Etat français a reçu l’autorisation de son Parlement pour la ratification de ce nouveau traité de coopération. Vous observerez comme moi qu’aucun des Etats de l’espace Uemoa n’a encore ratifié le traité.

L’interpellation va directement auprès des députés puisque ce sont les parlementaires qui doivent discuter pour dire s’il est opportun ou non de donner mandat aux chefs de l’Etat de l’union pour ratifier le nouveau traité. Ce qui est déjà un sujet en soi. 
 
Vous observerez comme moi qu’aucun des Etats de l’espace UEMOA n’a encore ratifié le traité… Ce qui est frappant, c’est que nous ne connaissons pas encore les contreparties de la garantie.
 
A l’intérieur de ce sujet, il y a une disposition technique, qui s’appelle la garantie, entre la France et la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Ce qui est frappant, c’est que nous ne connaissons pas encore les contreparties de cette garantie. Si jusqu’à présent, la contrepartie de la garantie c’étaient les dépôts que nous étions obligés de faire auprès du Trésor français sur le compte d’opérations - un taux de couverture de l’émission monétaire d’au moins 20% qui devrait correspondre au minimum à 50% des réserves de change - à partir du moment où on nous rend nos réserves de change, quelle sera la contrepartie de la garantie ? 

Il y a également des garde-fous. Autant on ne les voit pas d’un point de vue comptable, autant ils sont visibles d’un point de vue institutionnel. Ils sont de deux ordres : la France vient de désigner un représentant indépendant auprès de la BCEAO, c’est-à-dire auprès du comité monétaire, qui remplace son représentant officiel. Ce dernier siégeait au comité de politique monétaire.

Ensuite, le nouveau traité nous dit qu’en cas de diminution brutale et continue des réserves de change, il y aura possibilité pour la France de nommer un second agent pour contrôler le fonctionnement de la monnaie. Voilà ce que nous sommes en train de constater et il serait bien qu’à un moment donné nous ayons les textes de la garantie pour voir clairement quelles sont les attentes des diverses parties.

AE : Aujourd’hui, avec le feu vert donné par le parlement français, la France a mené presque toutes les opérations qui avaient été annoncées. Par contre, du côté de l’Uemoa, on constate une opacité totale. Comment la question a-t-elle été gérée dans l’Union et quel est l’aspect de votre feuille de route, relatif à ce problème spécifique ?

KN : On a un des points de notre feuille de route qui dit explicitement que la garantie française a vocation à s’arrêter. C’est explicite. Toute la question est de savoir quand. Dans le processus, la crédibilité de cette monnaie Eco doit être endogène. La crédibilité du franc CFA est liée à la nature du garant, en l’occurrence la France. Le modèle que nous essayons de mettre en place, le modèle de l’émancipation monétaire en Afrique de l’Ouest doit permettre à la monnaie Eco d’être crédible, solide, via les politiques publiques que nous allons mettre en œuvre.
 
Ce qui change philosophiquement, c’est que nous reprenons notre souveraineté monétaire.
 
Ce qui change philosophiquement, c’est que nous reprenons notre souveraineté monétaire. C’est pour cela que dès le 21 décembre 2019, au moment des annonces effectuées par les présidents français et ivoirien, j’ai été l’un des rares à saluer l’annonce. Car je voyais bien que, pour la première fois, on reconnaît officiellement que le débat sur le CFA avait des raisons d’être. On sortait le débat de l’informel. Cela ne veut pas dire que j’étais d’accord avec ce qui était proposé, mais il est clair que le débat était sorti de l’informel.

AE : En attendant d’avoir un Eco qui sera garanti par la production locale, il faudra trouver les ressources à investir dans l’industrialisation. Et si on doit s’endetter, avec quelle monnaie rembourserons-nous nos dettes qui auront servi à stabiliser l’Eco ? L’ancienne monnaie CFA ou alors la nouvelle monnaie Eco ? Comment percevez-vous cette équation, du point de vue économique ?

KN : L'enjeu est surtout l’harmonisation des visions par rapport à l’endettement. Je vous donne trois cas de figure. Le Bénin a, par exemple, choisi d’aller sur le marché international pour se financer. Dans le cadre de ce qui se passe actuellement, le Bénin est hostile au moratoire sur la dette et, a fortiori, à l’annulation de la dette. Les autorités de ce pays ont peur que leur signature ne se dégrade sur le marché financier, et qu’elles n’en paient le prix. Mais un autre profil d’endettement, c’est celui du Sénégal qui a un endettement plutôt traditionnel, c’est-à-dire avec les bailleurs bilatéraux et multilatéraux. Le Sénégal a raison de plaider pour un moratoire et même une annulation parce que l’essentiel de sa dette s’est fait à taux préférentiel avec des taux d’intérêt inférieurs aux taux du marché, de l’ordre 3,5% . 

Quand vous prenez le Togo, la structure de la dette togolaise, c’est du “un tiers dette extérieure, deux tiers dette intérieure”. Ce qui veut dire qu’un moratoire va fragiliser les opérateurs économiques ; ces derniers étant eux-mêmes endettés vis-à-vis des banques commerciales, vous allez fragiliser les banques commerciales et leur portefeuille va se dégrader. 

Vous avez donc trois profils complètement différents. Il faudra d’abord harmoniser le profil d’endettement. S’assurer qu’à chaque fois qu’on s’endette, on est capable d’avoir un taux de croissance économique qui permette de rembourser la dette. C’est pour cela que nous avons souhaité entendre le directeur de la Bourse régionale des valeurs mobilières [BRVM, ndlr], M. Aménouvé pour qu’il nous dise un peu dans la perspective de la monnaie Eco, comment le système financier de la CEDEAO pourrait être mis au service de la mobilisation des ressources, mais aussi d’un endettement à des taux d’intérêt très faibles sur le marché. 

AE : Quand on sait que les ménages aujourd’hui sont obligés de dépenser 80% de leurs revenus pour régler des problèmes d’accès à des services de base comme l’éducation et la santé, comment parviendra-t-on à ce type de solution dans un tel environnement ? 

KN : Chausser les bottes pour aller chercher l’argent. Une des caractéristiques de l’économie mondiale aujourd’hui, c’est tout de même des masses de milliards de dollars et d’euros qui sont sur le marché international.

Vous savez que depuis 2008, on est passé à ce qu’on a appelé les politiques monétaires non conventionnelles et qu’il y a ce qu’on appelle aussi la monnaie hélicoptère. Vous observez aussi qu'en France, le livret A a explosé. Il faut des véhicules de financements idoines qui vont nous permettre de ramener des ressources. 

Avec, notamment l’initiative AfroChampions de l’Union Africaine, on a même conçu un plan qu’on a appelé “Pour une relance coordonnée dans l’espace UEMOA”. Il s’agit d’un plan pour lever des ressources d’un montant de 10 milliards d’euros pour financer l'économie réelle. Nous comptons sur la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) et d’autres banques de développement. Aussi, en espérant que la BCEAO n’aura pas un problème de compensation avec le stock de devises parce que les banques centrales ont toujours peur qu’il y ait plus de masse monétaire afin de garantir une stabilité dans la couverture extérieure de la monnaie. 

AE : La question de la monnaie digitale a également été abordée au cours des états généraux. Il y a un vif débat aujourd’hui sur la production des monnaies digitales émises par les banques centrales. Comment ce type de développement peut-il s'harmoniser avec le projet de monnaie souveraine que l’on appelle aujourd'hui l'Eco ?

KN : La digitalisation est un processus comme on a connu dans l’histoire le passage de lettre de change au chèque ou le passage du billet à la carte bancaire. Ce sont des processus de dématérialisation de la monnaie et qui n’empêchent pas la pérennité des trois fonctions de la monnaie. C'est-à-dire, la monnaie en tant qu’unité de compte, intermédiaire d’échanges et réserve de valeur. Là où la digitalisation nous intéresse au plus haut point, c’est qu’elle va permettre une inclusion financière plus forte. Puisque le taux de bancarisation, comme vous le savez, est inférieur à 10% dans notre espace. 

On le voit bien avec des expériences Mobile Money comme M-Pesa au Kenya ou Orange Money, qui ont pu accélérer la vitesse de circulation de la monnaie. Les questions que je me pose de manière prospective, c'est de savoir si un Éco digital ne pourrait pas accompagner l'Éco physique ? Et si l'Éco digital pourrait modifier ce que nous qualifions de processus de transmission du financier au réel ? Est-ce que de nouveaux canaux de transmission pourraient apparaître ? 

Nous avons vu apparaître, il y a quelques années, un nouveau canal de transmission de la politique monétaire, notamment développé par un jeune docteur béninois [le professeur Charlemagne Igué , ndlr] : c’est le canal de la microfinance. Nous connaissions déjà les canaux traditionnels, à savoir le canal de taux d’intérêt, du change, même le canal de crédit. Ce sont des réflexions tout à fait passionnantes que nous pourrions avoir, mais je ne pense pas que le cœur de la question soit à ce niveau. Je crois que le plus essentiel est l’adhésion de la population à ce projet.

AE : Pensez-vous que si, en plus d’avoir des banques commerciales créatrices de monnaie (qui est en majorité électronique), une devise digitale émise par la Banque centrale permettrait de financer l’économie et d’éviter la binarisation monétaire ? 

KN : Je pense qu’il y a un triptyque incontournable en matière monétaire : souveraineté, légitimité et confiance.  Tout processus qui bénéficie de ces trois éléments a des chances d’être un processus productif pour les citoyens. Sinon, vous rentrez dans les débats sans fin comme celui autour du bitcoin, avec le problème de l’adossement à une référence institutionnelle. Je crois qu’il faut construire et développer la légitimité du politique et en même temps, accélérer l’innovation pour que nous mettions dans le bateau le plus de personnes possible pour une prospérité partagée.  
AE : Vous êtes favorable aux monnaies digitales encadrées, mais pas forcément aux bitcoins. En quoi le bitcoin peut constituer une menace pour la future monnaie Eco ?  
KN : Ce que je veux dire c’est que nous avons une population qui est à 70% rurale.  L’enjeu, me semble-t-il, aujourd’hui, c’est comment financer le monde rural. Il faut penser à financer l’économie réelle. Tout ce qui peut apparaître comme suscitant une volatilité, il faut faire gaffe. Parce que si vous ne mettez pas en même temps en place des instruments de couverture, à double proportion, vous risquez d’exposer vos populations. En définitive, on peut faire les deux, mais il faut toujours avoir en tête que notre objectif c’est de financer l’économie réelle. 
Interview réalisée par Idriss Linge et Fiacre Kakpo
https://www.agenceecofin.com
 



Source : https://www.lejecos.com/Comment-Kako-Nubukpo-envis...


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