Mercredi 18 novembre 2015, quinze personnes sont tuées et plus de 50 autres blessées dans un double attentat à la bombe sur le marché de Kano, la grande métropole du nord du Nigeria. Cet attentat a été le fait de deux jeunes filles kamikazes, dont l'une âgée seulement d'un petite dizaine d'années. Cette attaque est intervenue au lendemain d'un autre attentat qui a fait 30 morts, cette fois à Yola dans le nord-est du pays. Chaque semaine, le Nigeria est secoué par de telles attaques kamikazes.
Entend-on les autorités des pays africains s'émouvoir ? Les leaders religieux ? Alors que certaines capitales africaines se pressent pour condamner les attentats perpétrés à Paris le vendredi 13 novembre, pas un mot, pas une prise de parole sur le Nigeria, le Kenya, la Somalie, etc. Deux chercheurs - William Assanvo du bureau Afrique de l'Ouest de l'Institut d'études de sécurité (ISS) et Bakary Samb, coordonateur de l'Observatoire des radicalismes et conflits en Afrique (Université de Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal) - apportent des explications à ce qui ressemble bien à un « deux poids deux mesures ».
RFI : Selon vous, sommes-nous effectivement sur un « deux poids deux mesures » ? D'un côté on condamne et on s'émeut quand la France est touchée par un attentat et de l'autre, lorsqu'il s'agit du Nigeria, c'est le silence, l'absence de réactions...
William Assanvo : Il est vrai que certains hommes politiques de chez nous se sont empressés d'exprimer leur solidarité, de présenter leurs condoléances. Alors que c'est un silence assourdissant qui règne quand l'événement s'est tenu au Nigeria, au Kenya ou bien en Somalie. Je pense au président béninois Boni Yayi, qui a présenté ses condoléances depuis l'ambassade de France au Bénin. C'est d'autant plus paradoxal de ne l'entendre réagir sur Kano que le Bénin s'est engagé à fournir des troupes à la force multinationale conjointe qui doit se mettre en place pour lutter contre les Boko Haram. Ce même questionnement avait été soulevé lors de l'attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015. Un exemple tout simple : de nombreux Africains ont utilisé en signe de solidarité avec Paris la fonctionnalité de Facebook qui permet de superposer un profil avec le drapeau français. Pourquoi n'imaginons-nous pas, nous-mêmes, ce type de témoignage de solidarité quand il s'agit de drames africains ?
Bakary Samb : Je pense que ce que vous appelez « deux poids deux mesures » est dû moins à l'insensibilité des populations africaines par rapport à ce qui se passe sur le continent qu'au contrôle des grands médias internationaux par l'Europe, la France avec France 24, et les Etats-Unis avec CNN qui couvrent à juste raison ce qui se passe chez eux. La prise de parole, par exemple, d'un Boni Yayi sur France 24 ou RFI quand il présente ses condoléances a inévitablement une forte résonance. Maintenant, cette prise de parole d'un chef d'Etat africain sur un aussi triste événement que cet attentat à Paris est aussi à contextualiser dans notre histoire commune. C'est un complexe de nos dirigeants, ceux issus intellectuellement de la période coloniale, ceux qui sont le produit de l'ère post-coloniale. C'est toujours Paris, en quelque sorte. C'est un complexe que l'on ne retrouve pas du tout chez la jeune génération qui porte d'une voix égale un commentaire, un propos sur ce qui peut se passer sur le continent ou hors du continent. Une jeune génération qui peut sans problème évoquer les attentats du Nigeria et aussi ceux commis en France. En tant que chercheur c'est mon cas, mon dernier ouvrage est consacré à Boko Haram. Au sein de l'Observatoire que je coordonne, nous traitons tous les jours des actes radicaux, jihadistes perpétrés au Nigeria mais aussi hors du Nigeria, hors du continent, etc. Pas de deux poids deux mesures, pour reprendre votre expression.
Mais cette Afrique, qui réagit moins aux événements qui se tiennent sur son sol que ceux qui se déroulent hors de chez elle, n'est-elle pas une Afrique qui a baissé les bras ?
William Assanvo : Qui a baissé les bras ? Encore faudrait-il que cette Afrique ait levé les bras pour les baisser ! Au-delà , ce qui m'afflige le plus, c'est qu'au sein de nos populations il n'existe pas ce sentiment d'appartenance à un même continent. Il y a généralement un sentiment de résignation, de fatalisme assez partagé. C'est le processus de libanisation : je veux dire qu'on s'habitue à la violence chez nous, aux attentats, etc. Que faut-il pour que nous réagissions ? Que la communauté internationale nous pousse à le faire ! Souvenez-vous de l'enlèvement des jeunes filles de Chibok en 2014. Le monde a réagi, puis le Nigeria et le reste de l'Afrique ensuite. C'est ainsi. Nous devons le regretter.
Bakary Samb : Les chefs d'Etat africains s'expriment difficilement sur ce qui se passe en Afrique, chez leur voisin, et chez eux... Ils ont peur de soulever un courroux, des réticences, d'avoir à gérer des relations diplomatiques interafricaines tendues. Dans le cas précis de l'islam radical, nos chefs d'Etat sont en plus dans le déni : ils ont vraiment la crainte de faire fuir à la fois les investissements étrangers et les touristes. Mais il y a quelques exceptions. Je pense, par exemple, au Sénégalais Macky Sall qui a eu le courage a plusieurs reprises de prendre position, chez lui, contre l'islam radical. La police sénégalaise a arrêté plusieurs imams pour apologie du terrorisme et ce malgré la protestation de certains milieux religieux. Ces imams sont toujours en détention.
Les autorités religieuses locales prennent-elles la parole pour condamner des faits de radicalisme, de violence commis en Afrique ?
William Assanvo : Nos autorités religieuses ont dû mal à ouvrir un débat public. Sur des événements comme ceux du Nigeria, je n'ai pas entendu de prise parole directe. Il faut aller vers ces autorités pour qu'elles parlent, livrent leur analyse.
Bakary Samb : Je ne ressens pas de silence pesant. Les chefs religieux s'expriment lors de conférences, dans des symposiums. Je viens d'achever une tournée dans les pays du G5 du Sahel, j'ai rencontré les principaux chefs religieux musulmans. Ils ont une réelle prise de conscience de ce qui se joue aujourd'hui, notamment au Sahel. Ils ont une analyse très intéressante, je dirais qu'on ne leur donne pas suffisamment la parole, notamment les grands médias. Mais j'ai rencontré le même discours partout, que ce soit chez le mufti et président du Haut Conseil du Nigeria, qui réside à Maiduguri et chez les plus hautes autorités religieuses en Mauritanie : le radicalisme, le terrorisme... C'est l'enfant naturel des liaisons dangereuses entre l'arrogance des injustes et l'ignorance de ceux qui se sentent des victimes.
RFI
Entend-on les autorités des pays africains s'émouvoir ? Les leaders religieux ? Alors que certaines capitales africaines se pressent pour condamner les attentats perpétrés à Paris le vendredi 13 novembre, pas un mot, pas une prise de parole sur le Nigeria, le Kenya, la Somalie, etc. Deux chercheurs - William Assanvo du bureau Afrique de l'Ouest de l'Institut d'études de sécurité (ISS) et Bakary Samb, coordonateur de l'Observatoire des radicalismes et conflits en Afrique (Université de Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal) - apportent des explications à ce qui ressemble bien à un « deux poids deux mesures ».
RFI : Selon vous, sommes-nous effectivement sur un « deux poids deux mesures » ? D'un côté on condamne et on s'émeut quand la France est touchée par un attentat et de l'autre, lorsqu'il s'agit du Nigeria, c'est le silence, l'absence de réactions...
William Assanvo : Il est vrai que certains hommes politiques de chez nous se sont empressés d'exprimer leur solidarité, de présenter leurs condoléances. Alors que c'est un silence assourdissant qui règne quand l'événement s'est tenu au Nigeria, au Kenya ou bien en Somalie. Je pense au président béninois Boni Yayi, qui a présenté ses condoléances depuis l'ambassade de France au Bénin. C'est d'autant plus paradoxal de ne l'entendre réagir sur Kano que le Bénin s'est engagé à fournir des troupes à la force multinationale conjointe qui doit se mettre en place pour lutter contre les Boko Haram. Ce même questionnement avait été soulevé lors de l'attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015. Un exemple tout simple : de nombreux Africains ont utilisé en signe de solidarité avec Paris la fonctionnalité de Facebook qui permet de superposer un profil avec le drapeau français. Pourquoi n'imaginons-nous pas, nous-mêmes, ce type de témoignage de solidarité quand il s'agit de drames africains ?
Bakary Samb : Je pense que ce que vous appelez « deux poids deux mesures » est dû moins à l'insensibilité des populations africaines par rapport à ce qui se passe sur le continent qu'au contrôle des grands médias internationaux par l'Europe, la France avec France 24, et les Etats-Unis avec CNN qui couvrent à juste raison ce qui se passe chez eux. La prise de parole, par exemple, d'un Boni Yayi sur France 24 ou RFI quand il présente ses condoléances a inévitablement une forte résonance. Maintenant, cette prise de parole d'un chef d'Etat africain sur un aussi triste événement que cet attentat à Paris est aussi à contextualiser dans notre histoire commune. C'est un complexe de nos dirigeants, ceux issus intellectuellement de la période coloniale, ceux qui sont le produit de l'ère post-coloniale. C'est toujours Paris, en quelque sorte. C'est un complexe que l'on ne retrouve pas du tout chez la jeune génération qui porte d'une voix égale un commentaire, un propos sur ce qui peut se passer sur le continent ou hors du continent. Une jeune génération qui peut sans problème évoquer les attentats du Nigeria et aussi ceux commis en France. En tant que chercheur c'est mon cas, mon dernier ouvrage est consacré à Boko Haram. Au sein de l'Observatoire que je coordonne, nous traitons tous les jours des actes radicaux, jihadistes perpétrés au Nigeria mais aussi hors du Nigeria, hors du continent, etc. Pas de deux poids deux mesures, pour reprendre votre expression.
Mais cette Afrique, qui réagit moins aux événements qui se tiennent sur son sol que ceux qui se déroulent hors de chez elle, n'est-elle pas une Afrique qui a baissé les bras ?
William Assanvo : Qui a baissé les bras ? Encore faudrait-il que cette Afrique ait levé les bras pour les baisser ! Au-delà , ce qui m'afflige le plus, c'est qu'au sein de nos populations il n'existe pas ce sentiment d'appartenance à un même continent. Il y a généralement un sentiment de résignation, de fatalisme assez partagé. C'est le processus de libanisation : je veux dire qu'on s'habitue à la violence chez nous, aux attentats, etc. Que faut-il pour que nous réagissions ? Que la communauté internationale nous pousse à le faire ! Souvenez-vous de l'enlèvement des jeunes filles de Chibok en 2014. Le monde a réagi, puis le Nigeria et le reste de l'Afrique ensuite. C'est ainsi. Nous devons le regretter.
Bakary Samb : Les chefs d'Etat africains s'expriment difficilement sur ce qui se passe en Afrique, chez leur voisin, et chez eux... Ils ont peur de soulever un courroux, des réticences, d'avoir à gérer des relations diplomatiques interafricaines tendues. Dans le cas précis de l'islam radical, nos chefs d'Etat sont en plus dans le déni : ils ont vraiment la crainte de faire fuir à la fois les investissements étrangers et les touristes. Mais il y a quelques exceptions. Je pense, par exemple, au Sénégalais Macky Sall qui a eu le courage a plusieurs reprises de prendre position, chez lui, contre l'islam radical. La police sénégalaise a arrêté plusieurs imams pour apologie du terrorisme et ce malgré la protestation de certains milieux religieux. Ces imams sont toujours en détention.
Les autorités religieuses locales prennent-elles la parole pour condamner des faits de radicalisme, de violence commis en Afrique ?
William Assanvo : Nos autorités religieuses ont dû mal à ouvrir un débat public. Sur des événements comme ceux du Nigeria, je n'ai pas entendu de prise parole directe. Il faut aller vers ces autorités pour qu'elles parlent, livrent leur analyse.
Bakary Samb : Je ne ressens pas de silence pesant. Les chefs religieux s'expriment lors de conférences, dans des symposiums. Je viens d'achever une tournée dans les pays du G5 du Sahel, j'ai rencontré les principaux chefs religieux musulmans. Ils ont une réelle prise de conscience de ce qui se joue aujourd'hui, notamment au Sahel. Ils ont une analyse très intéressante, je dirais qu'on ne leur donne pas suffisamment la parole, notamment les grands médias. Mais j'ai rencontré le même discours partout, que ce soit chez le mufti et président du Haut Conseil du Nigeria, qui réside à Maiduguri et chez les plus hautes autorités religieuses en Mauritanie : le radicalisme, le terrorisme... C'est l'enfant naturel des liaisons dangereuses entre l'arrogance des injustes et l'ignorance de ceux qui se sentent des victimes.
RFI